Surveillance numérique : Edward Snowden, un homme encombrant ?

La pétition lancée par l'hebdomadaire l'Express appelle le président de la République à accorder le statut de réfugié politique au lanceur d'alerte américain Edward Snowden. Le Premier ministre Manuel Valls s'est déjà prononcé négativement. Quant à François Hollande, il est toujours resté vague face au sujet. Pourquoi Edward Snowden est-il si encombrant pour la France et les démocraties européennes ?
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Surveillance numérique : Edward Snowden, un homme encombrant ?
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Il fut un temps où les réfugiés politiques étaient accueillis à bras ouverts en France, et ailleurs dans le "monde libre" : s'ils étaient issus des services de renseignements, leurs secrets étaient précieux, et personne ne voyait de problème à leur accorder l'asile. Avec Edward Snowden, c'est une autre paire de manche, et l'Etat français ne sait visiblement pas comment traiter ce cas bien embarrassant. Pourtant, Snowden réside en Russie, son visa arrive bientôt à expiration, et il détient des informations sans précédents dans l'histoire des services de renseignement.

D'un côté les révélations apportées par les documents de l'ex agent de la NSA ont provoqué l'indignation des dirigeants français, jusqu'à convoquer l'ambassadeur des Etats-unis, de l'autre, elles ne les engagent pas à soutenir le lanceur d'alerte, bien au contraire. L'affaire du président bolivien, Evo Morales, en juillet 2013 est dans tous les esprits. La crainte qu'Edward Snowden ne parte de Moscou avec le président bolivien pour aller chercher asile en Amérique du sud était telle, que la France avait déclaré alors l'interdiction de survol du territoire français de l'avion du chef d'Etat sud-américain. L'incident diplomatique avait été frôlé, et la nervosité des autorités françaises au sujet du possible départ de Snowden de Russie avait surpris plus d'un observateur.

Snowden, une patate chaude ?

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Les données des utilisateurs des plus grandes firmes internet sont “offertes“ à la NSA depuis plusieurs années
Une petite partie seulement des documents détenus par l'ex agent de la NSA a été dévoilée par la presse européenne. Les révélations des systèmes d'écoutes globales, l'enregistrement des communications de pays entiers, de conférences au sommet, de chefs d'Etats, par l'administration américaine— ont provoqué une indignation très grande parmi les populations à travers le monde, ainsi que parmi les dirigeants politiques. Malgré cela, aucune contrainte à l'encontre des Etats-Unis n'est apparue à l'issue de ce scandale planétaire. La surveillance massive effectuée par l'Agence américaine de sécurité, aidée des géants de l'internet (Google, Apple, Facebook, Microsoft, Amazon, etc…) peut donc continuer à s'exercer, semble-t-il, sans limites aucunes.

Si rien ne reliait les grands pays démocratiques comme le Royaume-Uni, l'Allemagne ou la France, au système de surveillance mondial que dénoncent les documents fournis par Snowden, il semblerait logique que ces pays ne puissent accepter cet état de fait, et proposent à minima, de protéger l'ex agent de la NSA en fuite. Celui-ci est certes considéré par l'administration américaine comme un traître ayant pratiqué un acte d'espionnage impardonnable, mais ce que Snowden dénonce est d'une telle ampleur, que n'importe quelle nation démocratique garante de la vie privée accepterait normalement de lui donner l'asile politique. Le Brésil, d'ailleurs, très fâché par la découverte de l'espionnage massif américain à son égard est en train d'étudier cette demande d'asile de Snowden.

Les secrets de Snowden pourraient-ils géner les alliés de l'Amérique ?

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Des accords de coopération sur la surveillance des populations existent entre la NSA et les services de renseignements anglais, allemands, et même français. Ces échanges de bons procédés dateraient de l'époque de la mise en place du système Echelon, dévoilé en 1999. Ce sont des documents fournis par Edward Snowden, encore une fois, qui ont permis d'apprendre l'existence de ces "alliances pour la surveillance de masse" pour les pays des "Five Eyes", et d'autres, comme la France. L'accord Lustre dévoilé par le journal allemand Süddeutsche Zeitung, établirait une vaste collaboration de surveillance entre les autorités françaises et américaines depuis 2009.

Il est donc aisé de comprendre le malaise français lorsqu'il s'agit d'aller contre la volonté de l'administration américaine qui aimerait voir Snowden revenir aux Etats-Unis pour le juger, et le faire taire. Mais cette administration française, au delà de ne pas vouloir "ennuyer" son partenaire américain, n'a certainement pas envie non plus que le lanceur d'alertes se retrouve sous le feu des projecteurs de la presse nationale, avec son lot de révélations sensibles, susceptibles de provoquer son lot de crises politiques et autres scandales. Les raisons de ce manque d'entrain gouvernemental à l'égard de ceux qui dénoncent la surveillance numérique des populations semblent évidents, même s'ils ne sont pas beaucoup relayés : la France est considérée comme l'un des pays champions de systèmes d'écoutes numériques. Le député socialiste de la Nievre, Christian Paul, a questionné les membres du gouvernement actuel, comme ceux  du précédent, au sujet de l'utilisation de ces technologies intrusives. Aucune réponse ne lui a jamais été donnée.

Des entreprises privées et l'Etat français impliquées dans la surveillance de masse ?

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L'article 20 de la LPM permet aux services de l'Etat de procéder aux mêmes types de surveillance que celles de la NSA
Pour mémoire, ce sont des universités et entreprises françaises qui ont conçu les technologies informatiques de DPI (Deep Packet Inspection, inspection profonde de paquets) permettant d'espionner un pays entier, comme ce fut le cas avec les entreprises Qosmos et Amesys (ex-filiale du groupe Bull) en Libye. Jérôme Hourdeaux, journaliste à Mediapart , spécialiste de ces problématiques, a enquêté en collaboration avec les info-hackers de Reflets.info à propos de l'entreprise française Qosmos. Cette entreprise est impliquée, selon les journalistes, dans la vente de matériels de surveillance de type DPI à Bachar el-Assad, le dictateur syrien, comme pour Khadafi en Libye. Leur enquête sur le sujet est édifiante. L'Etat français participe à ces ventes puisqu'il est actionnaire de ces entreprises grâce au Fonds d'investissement stratégique (rechercher Qosmos, puis Bull dans la page, ndlr). La FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme) a malgré tout porté plainte en 2012 contre ces deux entreprises. Qosmos est accusée de "vente de matériel de surveillance électronique nécessaire à la répression de toute opposition politique ou intellectuelle", et Amesys, de "fourniture au régime de Kadhafi, à partir de 2007, d'un système de surveillance des communications destiné à surveiller la population libyenne". Les instructions judiciaires sont toujours en cours.

Pour le journaliste de Mediapart, l'omerta politique au sujet des outils français de surveillance numérique est due à "une très grande méconnaissance du sujet, mais qui est aussi une volonté des politiques de ne pas vouloir en savoir plus. Il y a très peu de parlementaires accrédités "secret-défense", et donc les autres se reposent sur eux, ne vont pas chercher plus loin. Et puis, dans l'absolu, les sondages renvoient  qu'une grande majorité de l'opinion n'est pas contre surveiller Internet, et les accord politiques vis-à-vis de l'utilisation de ces entreprises et de leurs matériels sont très mouvants. En 2008, Khadafi était un invité de marque de l'Elysée, Qosmos et Amesys ne vendaient donc pas de matériels de surveillance numérique de masse de type DPI à un dictateur, mais au dirigeant d'un pays ami de la France. Comme avec Assad, qui n'était pas un dictateur jusqu'en 2011, pour le pays des droits de l'homme"

Au delà de Snowden, quelle société se constitue ?

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Dans les époques de tromperie généralisée, dire la vérité est un acte révolutionnaire (Georges Orwell)
Le lanceur d'alerte Edward Snowden a permis une prise de conscience sans précédent de la réalité de l'écoute massive des Etats envers les populations. Aujourd'hui, le refus, de la part de gouvernants de pays démocratiques comme la France, d'aider le lanceur d'alerte qui a potentiellement démontré que Georges Orwell était un visionnaire avec son roman d'anticipation politique "1984", résonne de façon inquiétante chez les défenseurs des libertés publiques.

Les libertés individuelles, dont le droit à la vie privée, seraient-elles désormais aussi peu importantes que les sociétés censées les défendre pourraient les bafouer de la même manière que le font les dictatures ? La loi de programmation militaire votée en décembre dernier offre à l'administration française, rappelons-le, des capacités de surveillance très proches de celles de la NSA, et est calquée sur le modèle du Patriot Act américain, selon l'avocat spécialiste du numérique, Olivier Itéanu. La France semble donc plutôt copier le grand frère américain en matière de surveillance et écoutes de la population, que vouloir défendre les libertés, dont la première : celle du droit à la vie privée.

Christian Paul affirmait lors d'une question à la ministre en charge du numérique de l'époque, Fleur Pellerin, que "Les méthodes massives des agences de renseignements américaines, divulguées par Edward Snowden et Glenn Greenwald entre autres, ont inquiété justement le monde entier. La France doit en tirer toutes les leçons, au plan international comme au plan intérieur, pour sa souveraineté comme pour la protection des libertés. J’espère qu’un jour, pas trop lointain, nous pourrons entendre E. Snowden sur le sol français, et pourquoi pas, à l’Assemblée nationale. Au sein de cette Assemblée, nous avions dénoncé la vente de matériels de surveillance par les sociétés françaises Amesys et Qosmos à des régimes dictatoriaux : la Libye, c’est établi, et c’était avec la complicité de la majorité de l’époque ; et d’autres semblent s’être arrêtés aux portes de la Syrie. Imaginez un instant, devant l’ampleur du drame et de la barbarie qui se sont abattus sur le peuple syrien, que l’on découvre demain que des entreprises françaises ont fourni des technologies de surveillance massive au régime de Bachar El-Assad. Plus que jamais, l’encadrement de ces activités est nécessaire pour éviter la dérive, tôt ou tard, vers une société de surveillance." Les efforts de Christian Paul pour un meilleur encadrement des outils de surveillance numérique sont, à ce jour resté vains. Force est de constater que l'opacité semble toujours la règle en la matière.

Le Brésil accordera-t-il ou non l'asile politique à Edward Snowden ? Les défenseurs des libertés individuelles attendent la décision avec une certaine impatience. De toute évidence, en Europe, Edward Snowden reste un homme plus encombrant qu'autre chose.