Syrie : comprendre la position russe

La Russie est opposée à l'intervention militaire que les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne déclarent vouloir déclencher contre les forces gouvernementales syriennes et soutient ouvertement la Syrie de Bachar el-Assad. Son droit de veto au conseil de sécurité de l'ONU empêche l'adoption d'une résolution ouvrant la voie à une intervention internationale légale. Mais quelles sont les raisons exactes de la position russe dans ce conflit complexe, où chacun des acteurs impliqués se positionne en fonction d'intérêts stratégiques pas toujours très avouables ?
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Syrie : comprendre la position russe
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Bachar el Assad n'a pas toujours été, pour les grandes puissances occidentales, le dictateur sanguinaire qu'il faut abattre à tout prix : Nicolas Sarkozy a reçu le président syrien pour le défilé du 14 juillet 2008, puis lui a renouvelé son amitié jusqu'à la répression sanglante de mars 2011. Au delà des contrats d'armement, et de l'intérêt géostratégique russe via une base militaire installée dans le nord de la Syrie, il existe un faisceau de raisons beaucoup plus large motivant la volonté de la Russie à ne pas voir Bachar el-Assad être écarté du pouvoir.

Coopération

Syrie : comprendre la position russe
A gauche, Afez-el Assad, dirigeant de la Syrie, à droite, Leonid Brejnev dirigeant de l'URSS, en 1980 (photo AFP)
La Russie entretient une longue relation avec la Syrie, basée sur des échanges commerciaux et une coopération très active, fruit d'un contexte historique et politique favorable : le premier contrat d'armement signé par la Syrie avec la Russie date de 1956, et si les dirigeants syriens se méfiaient à l'époque des communistes de l'Union soviétique, il en ira tout autrement une fois le parti Baath, promoteur du "socialisme arabe", installé au pouvoir en 1963.

Jusqu'à l'effondrement du bloc soviétique, les intérêts convergents russes et syriens ne se démentent pas, pour ensuite se déliter, au point que les Etats-Unis prennent le relai de la Russie, allant même jusqu'à intégrer le pays d'Assad dans la coalition internationale de la guerre d'Irak de 1990. C'est Vladimir Poutine, en 2003, décidé à réaffirmer le poids de son pays au moyen-orient, qui renoue avec la diplomatie de Bachar el-Assad, successeur de son père à la tête de la Syrie en 2000. Le but est d'affirmer le poids de la Russie dans les accords de paix autour du conflit israëlo-palestinien, bénéficier d'un accès aux ports syriens et augmenter les échanges commerciaux entre les deux pays : en 2008, les Russes signent des contrats avec les Syriens dans les domaines du tourisme, des technologies, de l’écologie de l’aérien ou encore…de l’énergie.

Crainte de propagation

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Andreï Gratchev, journaliste, politologue et conseiller de Gorbatchev de 1984 à 1991
La guerre civile débutée par une répression terrible des manifestations des force de sécurité du président Bachar el-Assad en mars 2011 n'a pas été une bonne nouvelle pour le pouvoir russe, et ce, pas simplement pour leurs aspects commerciaux et militaires.

Le  journaliste et politologue russe Andreï Gratchev, ancien porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, explique la position russe de refus face à l'intervention militaire en Syrie par d'autres facteurs que par un simple soutien d'Etat à Etat : "Les arguments sur l'amitié avec la Syrie, l'héritage soviéto-syrien, l'accès relativement modeste au port syrien, les contrats d'armement, sont des arguments de surface et secondaires à mon sens. Il y a plusieurs niveaux d'explications, et le premier niveau est une préoccupation justifiée au sujet d'un foyer de tensions qui comporterait des perspectives d'aggravation tout à fait imprévisibles à proximité des frontières russes. Mais aussi à l'intérieur de la Russie ou dans son voisinage le plus proche : le Caucase, la Tchétchénie, par exemple."

Le journaliste estime que le pouvoir russe craint une percée des intégristes d'Arabie saoudite avec la possibilité d'une reprise de l'islamismle radical en Russie, des guerres entre communautés religieuses, dans une sorte de propagation du conflit : "La crainte russe est celle de voir une sorte d'axe sunnite intégriste qui monterait vers les régions peuplées par des musulmans, pas seulement la Tchétchénie, mais aussi le Daguestan, par exemple. Avec l'ouverture du gouffre d'un conflit entre sunnite et chiite, que la Russie connaît bien pour les avoir sur son territoire. C'est une préoccupation compréhensible."

Expérience russe

"La Russie, et auparavant l'ex-Union soviétique, a été très présente au proche et moyen-orient pendant des décennies, en possède une très bonne connaissance", rappelle Andreï Gratchev. Cette expérience russe amène la diplomatie de Poutine à craindre le pire, comme le souligne le journaliste : "La Russie voit bien que l'éclatement de la Syrie dans la perspective d'une guerre civile beaucoup plus large, va considérablement aggraver la situation dans toute la zone, pas seulement dans les relations entre l'Iran et ses voisins, mais va aussi apporter des arguments déplaisants pour la Russie en ce qui concerne la situation de la Turquie."

Le politologue rappelle la rivalité entre la Turquie et la Russie depuis des siècles, "Il ne faut pas oublier que la Turquie a une frontière commune avec la Syrie. Les Français devraient connaître cette rivalité entre la Turquie et la Russie, s'ils se rappellent la guerre de Crimée (guerre de l'Empire Ottoman allié à la France de Napoléon et le Royaume-Uni contre la Russie)."

L'éclatement de la Syrie risque aussi de renforcer des pays comme l'Arabie saoudite et le Qatar, qui pour la Russie ne sont pas des pays amis et sont partenaires… des Etats-Unis et de pays européens comme le Royaume-Uni ou la France.

Reproduction inquiétante

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Bombardements à Brega, en Libye lors de l'intervention militaire sous mandat de l'ONU (photo AFP)
Mais selon Andreï Gratchev, il y a une troisième préoccupation russe, plus générale, qui est celle de voir dans le scénario syrien "la reproduction d'une Russie impuissante, celle de l'ex-super puissance soviétique devenue impuissante qui était obligée d'observer sans pouvoir rien influencer. C'est le scénario occidental, à 100% occidental, afin de remodeler la carte du Moyen-Orient. Avec déjà les quatre scénarios qui se sont soldés par des catastrophes : Afghanistan, Irak, Libye et maintenant Syrie, en contournant le seul mécanisme international existant, l'ONU."

La Russie ne s'obstine pas simplement dans la négation de n'importe quelle solution au niveau de l'ONU, souligne le politologue russe : "Tout récemment, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, ainsi que Vladimir Poutine, ont abouti à une formule qui ne devait pas contourner l'ONU et qui est celle de Genève-2, cette conférence internationale qui, à mon avis, était la preuve que la Russie voulait être impliquée dans la recherche d'une solution collective."

Banalisation et marginalisation

La Russie n'accepte pas, tout comme la Chine, de voir "se banaliser la pratique des puissances occidentales qui se chargeraient de trouver des solutions aux conflits, de régler les problèmes sur la planète selon leurs propres intérêts", selon Andreï Gratchev.

Dans le même temps, le politologue insiste sur le fait que "la Russie se sent insultée, en quelque sorte, marginalisée par le fait qu'elle est pratiquement négligée comme puissance. L'expérience des Russes durant les deux ou trois dernières années était la suivante : la Russie et sa participation étaient recherchées dans le cas de la Libye et du Mali, mais à condition qu'elle donne son accord. Pas en discutant ou en acceptant qu'elle puisse être partie prenante de l'élaboration de la formule."

Le soutien de la Russie à Assad n'est pas pour autant inexistant, une fois ces explications données. Ce soutien n'est pas, selon le journaliste, "une adhésion aux actions du président syrien, ou un soutien à un dictateur bien-aimé, mais plutôt un souci d'efficacité : entre Bachar el-Assad ou l'opposition actuelle qui le combat, les Russes, de toute évidence auraient préféré le maintien de Bachar el-Assad. Parce qu'ils ont pu observer qu'Assad, en tant que gérant de la situation syrienne, est un manager plutôt efficace, prévisible, alors qu'en ce qui concerne l'opposition, on est face à un conglomérat extrêmement contradictoire et composé d'éléments extrêmement dangereux."


En conclusion, Andreï Gratchev rappelle quelques composantes donnant matière à réflexion sur ce soutien : "Il y a le danger de la dissémination des armes chimiques qui donne des sueurs froides à beaucoup de pays dans la région si les factions d'Al-Qaïda ou des islamistes radicaux s'emparaient des stocks d'Assad. Et il ne faut pas non plus exagérer la capacité des Russes à influencer Assad : il n'est pas l'homme de paille de Moscou en Syrie, loin de là. Sachant que les relations entre la Russie et Assad sont nettement moins organiques qu'entre la France et de nombreux pays africains peu recommandables, par exemple."