Syrie : Idleb au coeur des inquiétudes

Quelques semaines après la prise de la province d'Idleb par le groupe jihadiste Tahrir al-Cham, les inquiétudes grandissent : que va-t-il advenir des 2 millions de civils dans cette dernière province syrienne totalement contrôlée par l'opposition à Bachar Al Assad ?
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Evacuations de civils d'Alep en décembre 2016
© ASSOCIATED PRESS
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Le changement aurait presque pu passer inaperçu : une brigade rebelle qui en chasse une autre dans un territoire tenu par l'opposition, c'est monnaie courante depuis le début du conflit syrien. Si les insurgés se battent souvent ensemble contre un ennemi commun, le régime de Damas ou dans certaines provinces le groupe Etat Islamique, ils se liguent régulièrement les uns contre les autres. 

Des brigades rebelles modérées disloquées 


C'est ce qu'il s'est passé en mai dernier, dans la province d'Idleb. Jusqu'alors, c'est la brigade Ahrar al-Cham qui contrôlait les points clés de ce bastion, parfois en partenariat avec le groupe Tahrir al-Cham. Mais début mai, la Russie, la Turquie et l'Iran signent un accord pour la création de zones de désescalade, dont une à Idleb. Ahrar al-Cham accepte alors que Tahrir al-Cham s'y oppose : le divorce est alors officiel entre les deux brigades. En quelques mois, Ahrar al-CHam perd toutes ses positions stratégiques, dont la ville d'Idleb. 

Ce qui pourrait sembler n'être qu'une lutte intestine entre deux groupes radicaux est en réalité plus complexe : Ahrar al-Cham, coalition de brigades salafistes s'est toujours opposée à l'idéologie jihadiste. Le groupe occupait une position hybride dans l'opposition syrienne, positionné à mi-chemin entre jihadistes et rebelles dits modérés. Ahrar al-Cham, la plus grande composite de l'opposition syrienne sur le terrain avait également un rôle diplomatique car elle était tolérée par les pays occidentaux : certains de ses dirigeants ont intégré les négociations pour la paix syrienne à Genève.

En face d'elle, ses rivaux de Tahrir al-Cham jouissent d'une toute autre réputation : le groupe, qui a changé deux fois de nom, regroupe des combattants de l'ex branche d'Al Qaïda en Syrie. C'est là la différence majeure entre les deux groupes : Tahrir al-Cham est listée comme organisation terroriste par plusieurs pays occidentaux et par les Nations Unies. 

La fin de Ahrar al-Cham sonne fin juillet, lorsque le groupe chasse son rival du poste de contrôle de Bab al-Hawa, à la frontière avec la Turquie. "Militairement, Ahrar al-Cham est fini. En moins de 48 heures, il a dû céder à Tahrir al-CHam ses positions les plus importantes" explique Nawar Oliver, expert auprès du centre de réflexion Omra, cité par l'AFP. 

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La province d'Idleb et la frontière turque. Le poste frontière de Bab al-Hawa est signalé par une étoile jaune. 
© Carte Google Maps


La prise de ce poste frontière est hautement stratégique : il permet le contrôle de l'ensemble de la province d'Idleb, la seule qui échappe totalement au régime syrien. Cette région est frontalière avec la Turquie, par où ont longtemps transité armes et combattants insurgés. Elle est également proche de Lattaquié, le fief de la famille Assad. Bab al-Hawa est également une véritable manne financière : les produits qui entrent en Syrie peuvent rapporter des millions de dollars de taxes par an.

Difficile donc d'imaginer qu'Ahrar al-Cham va se remettre de cette perte militaire et financière. D'autant que le groupe a déjà perdu un de ses principales sources d'argent : en juin, le gouvernement américain a décidé de couper les fonds et programmes d'entraînement pour rebelles syriens, dont bénéficiait Ahrar al-Cham. Le groupe a nommé un nouveau chef, mais ses chances de survivre militairement sont faibles. A l'instar de ce groupe, plusieurs brigades de l'opposition considérées comme modérées pourraient se disloquer les mois prochains. Leurs combattants, privés de salaire, rejoindraient alors progressivement d'autres groupes rebelles, notamment Tahrir al-Cham. 

Inquiétudes pour les civils 

Idleb étant la dernière province totalement aux mains des rebelles, c'est vers cette région que les déplacés syriens des zones reprises par le régime se sont dirigés au fur et à mesure des grandes défaites de l'opposition. Les Alépins de l'Est, évacués en décembre 2016 y ont trouvé refuge. Plus récemment, des combattants syriens à la frontière libanaise et des réfugiés ont été évacués par le Hezbollah : pas moins de 8000 personnes au total. Un chiffre, qui pourrait augmenter ces prochains jours avec l'offensive libanaise pour chasser les combattants du groupe Etat Islamique du pays.

La province d'Idleb abrite 2 millions de civils, dont 900 000 déplacés. Ils sont désormais au coeur des inquiétudes des observateurs internationaux, comme l'explique le journaliste spécialisé sur la Syrie Aron Lund dans un article publié sur Irinnews

Dans la ville d'Idleb, autrefois considérée comme "le laboratoire de la révolte syrienne", des groupes radicaux contrôlent le pouvoir local depuis plusieurs mois. Tahrir al-Cham ne semble pas pour l'instant avoir imposé de règles plus strictes. Mais la crainte demeure : des cellules de Daech y sont également présentes et des jihadistes fuyant Raqqa pourraient y trouver un refuge éventuel. 

Sur le plan humanitaire, dans cette province très pauvre, de nombreux civils dépendent d'une aide internationale qui entre dans le pays par le poste frontière de Bab al-Hawa, dont les jihadistes ont pris le contrôle. En 2016, deux tiers de l'aide internationale à destination de la Syrie y a transité. 

Pour l'instant, les combattants de Tahrir al-Cham semblent laisser passer cette aide sans difficultés. Mais dans cette région instable, tout peut changer du jour au lendemain : changement de politique de ce groupe rebelle, décision de la Turquie de fermer son poste frontière par peur de son nouveau voisin ou encore intensification des bombardements du régime syrien et de son allié russe. Dans le cas d'un embrasement de cette zone, les civils qui ont fui le régime de Damas n'auraient plus de zone de repli ailleurs en Syrie.

Si la Turquie décide de ne pas les accueillir sur son territoire, ils se retrouveraient bloqués au milieu de bombardements aériens et de milliers de jihadistes, prêts à se battre jusqu'au bout, pour leur dernier bastion. Un scénario catastrophe, que disent craindre de nombreux observateurs internationaux. 

van linge

Qui contrôle quoi en Syrie? Carte du 18/08/2017
Rouge : régime syrien
Gris : groupe Etat Islamique
Vert-jaune : kurdes
Vert : autres groupes de l'opposition

Copyright @ThomasVLinge

Idleb, bombardée ou condamnée à l'isolement?


L'avenir de la province dépendra des développements ailleurs en Syrie : reprise de Raqqa, décision du régime syrien d'intensifier des bombardements dans la région. Sam Heller, expert américain sur la Syrie cité sur Irinnews craint que la province ne soit transformée en un nouveau "Gaza" : province isolée, civils sous le joug de jihadistes et cibles d'attaques répétées, infrastructures se détériorant...

Mais d'autres observateurs doutent que les pays occidentaux, notamment les Etats-Unis laissent la province s'enliser et Tahrir al-Cham y créer son propre émirat. Pour Brett McGurk, envoyé américain auprès de la coalition internationale, "la province d'Idleb est le plus grand refuge d'Al Qaïda depuis le 11 septembre" . Le plus haut responsable de département d'Etat américain chargé de la Syrie, Michael Ratney a quant à lui averti qu'avec ce groupe rebelle au pouvoir, il serait "difficile" de dissuader Moscou de ne pas y reprendre ses bombardements.  "L'avenir du nord de la Syrie est en grand danger", estime-t-il.

La reconquête d'Idleb ne semble pas être une priorité pour le régime de Damas et ses alliés, même si les bombardements y sont réguliers. Mais lorsque qu'ils décideront de reprendre militairement la province, Idleb pourrait devenir le terrain d'une catastrophe humanitaire bien pire encore qu'à Alep.