Syrie : la Russie, patronne des négociations de paix ?

La troisième session des pourparlers intersyriens à Genève s’est terminé mercredi 27 avril 2016, sans aucun progrès et avec une trêve de moins en moins respectée. Dans ce contexte, la Russie semble s’imposer comme maître du jeu. Analyse d’Alain Gresh, journaliste et directeur du journal en ligne Orient XXI.
 
Image
russie syrie poutine
Vladimir Poutine, président de la Russie, accompagné de son ministre des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, discutent notamment de la Syrie avec le Secrétaire d'Etat américain John Kerry, à Moscou le 24 mars 2016.
© AP Photo/Andrew Harnik, Pool
Partager6 minutes de lecture
Démarrée le 13 avril 2016, cette nouvelle séance de négociations de paix entre parties syriennes à Genève s’est achevée mercredi 27 avril, alors que les principaux représentants de l’opposition syrienne – le Haut Comité des négociations (HCN) – avaient quitté la table des échanges une semaine plus tôt, pour protester contre la dégradation de la situation sur le terrain.
 
Le cessez-le-feu est « toujours vivant mais en grave danger », a déclaré Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, devant le Conseil de sécurité des Nations unies au terme de ces pourparlers : entre intensification des bombardements du régime dans la province d’Alep, provoquant la mort de plus d’une centaine de personnes depuis une dizaine de jours, et l'aide humanitaire qui a tardé à arriver dans la banlieue de Damas.
 
Mais les protestations de l’opposition syrienne vont plus loin et visent directement la Russie, qu’elle accuse d’être la principale responsable du blocage du processus politique. « La Russie est la clé du changement en Syrie. Il suffirait d’un coup de fil de Poutine à Al-Assad pour l’obliger à respecter les termes de la cessation des hostilités », déclarait le porte-parole du HCN, Samy Mussalat, la semaine dernière.
 
Le retrait du HCN n’a pas vraiment dérangé le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, bien au contraire. Celui-ci a affirmé que « ce n’était pas une perte » et qu’il « ne fallait pas lui courir après ». Avant d’ajouter ce lundi 25 avril 2016, lors d’une conférence de presse, que « les négociations se poursuivent malgré le retrait de certains participants » et que le HCN n’était pas « le seul groupe de l’opposition syrienne ».
 
Alors que les autres partenaires régionaux, européens et américains de la réunion de Vienne fin 2015 – à l’origine du lancement du processus politique à Genève – semblent de plus en plus en retrait, la Russie apparaît désormais comme la seule à décider du sort de la Syrie. Jusqu’à choisir qui doit être présent autour de la table des négociations et annoncer ce mercredi 27 avril par l’intermédiaire du vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov, la date de la prochaine session de dialogue au 10 mai. Ce qu'a réfuté une porte-parole de Staffan de Mistura, indiquant qu'aucune date n'avait été fixée pour l'instant.

 
Les Russes ont réussi à prouver qu'ils étaient incontournablesAlain Gresh, directeur du journal en ligne OrientXXI


Alain Gresh
Source : wikipédia
Alain Gresh
Alain Gresh, journaliste français, directeur adjoint du Monde diplomatique de 2008 à 2014, et depuis 2015, directeur du journal en ligne OrientXXI.info, nous livre son analyse sur la place actuelle de la Russie dans le dossier syrien :

Comment la Russie a-t-elle réussi à devenir incontournable dans les négociations de paix en Syrie ?


Alain Gresh :
La Russie est devenue maître du jeu en prenant d'abord la décision, en septembre 2015, de s'impliquer militairement et directement dans le conflit, ce qui a permis à l'armée de Bachar Al-Assad de remporter un certain nombre de succès, alors qu'elle donnait l'impression d'être au bord de l'effondrement. Mais aussi, en reprenant en mains la restructuration de cette armée qui avait tendance à se transformer en milice, car les Russes voient dans l'armée syrienne, la base d'un Etat unifié.

La Russie s'est ainsi donnée un nouveau rôle, d'ailleurs pas seulement sur le plan du Proche-Orient, mais elle a été reconnue par les Etats-Unis comme un interlocuteur incontournable. Alors que jusqu'à présent, elle était plutôt considérée comme un pestiférée.
Puis, elle a remporté quelques autres succès, à la fois avec l'installation d'une base militaire, et en prouvant que son industrie d'armement n'était pas si mauvaise.

En même temps, la Russie sait qu'elle ne peut pas aller trop loin dans son implication. Dès le départ, Vladimir Poutine a annoncé que leur intervention était de courte durée. Les Russes ne veulent pas d'un nouvel Afghanistan, et savent d'une certaine manière qu'il n'y a pas de solution militaire possible. C'est d'ailleurs peut-être sur ce point qu'il peut y avoir des contradictions avec le régime de Bachar Al-Assad.

Quels sont les intérêts de la Russie dans le dossier syrien ?

A.G : La stratégie russe est celle d'une grande puissance pour à la fois sortir de son isolement qui a suivi la crise ukrainienne, et redevenir un acteur important au Proche-Orient, qu'elle avait cessé d'être depuis la fin de l'Union soviétique. De ces points de vue, on peut dire que ce sont des succès.

En parallèle, même s'il y a une discussion américano-russe sur la Syrie, les limites de la puissance russe notamment en termes économiques sont tout à fait réels. La Russie traverse une vraie crise économique avec la chute des prix du pétrole, ce qui fait qu'il n'y a pas vraiment de parité russo-américaine dans le dossier syrien. Mais, les Russes ont tout de même réussi à prouver qu'ils étaient incontournables.

Par ailleurs, il y a aussi la question des extrémistes. Il y a des milliers de combattants issus soit de la Russie, soit des anciennes Républiques d'Asie centrale, qui combattent dans les rangs de l'Etat islamique, ce qui inquiètent beaucoup les Russes. C'est encore une autre raison de leur engagement sur le terrain syrien.

Le rôle décisif de la Russie dépend-elle aussi de ces diplomates ultraformés ?

A.G : Sur le Proche-Orient, les diplomates russes sont effectivement d'un niveau étonnant avec d'abord la maîtrise totale de la langue arabe, et leur connaissance très profonde de la région. Il y a une réelle tradition de la présence russe au Proche-Orient. Mais c'est surtout depuis les années 1950 qu'ils ont accordé une grande importance à la formation de leurs diplomates, et ont désormais des personnes tout à fait compétentes et qui connaissent les dossiers.

Cependant, je ne pense pas que les compétences de leurs diplomates soient la raison essentielle du succès de la Russie. La raison principale, c'est bien la stratégie qu'a adoptée la direction politique et Vladimir Poutine, qu'ils appliquent.

Peut-on dire que la Russie est la patronne des négociations de paix en Syrie ?

A.G : Non, car cela voudrait dire qu'il y a une possibilité de victoire totale de Bachar Al Assad et de la Russie. J'étais en Russie au moment du cessez-le-feu en février 2016. Un diplomate me disait que la reconstruction de la Syrie coûterait 300 milliards de dollars et qu'ils étaient incapables de l'assumer. Les Russes ont donc besoin des Américains et des Occidentaux pour toute stabilisation de la situation en Syrie.

Que peut-on réellement attendre de ces négociations ?

A.G : L'enjeu essentiel, c'est le maintient du cessez-le-feu. Contrairement à tout ce qui a été dit, celui-ci a assez bien tenu, jusqu'à ces derniers jours. Il faut bien comprendre qu'il n'y a pas que les Russes et les Américains impliqués dans ce conflit. Il y a aussi l'Etat islamique, le Front Al-Nosra, les Kurdes qui jouent leur propre jeu. Et dans le camp de l'opposition, il y a des courants différents. Que le cessez-le-feu ait tenu dans ces conditions est déjà très important. Et sans doute aussi le signe d'une certaine fatigue générale du fait que ce conflit dure depuis cinq ans, dans des conditions épouvantables.

La transition politique va prendre beaucoup de temps, mais si on pouvait arriver à une certaine forme de stabilisation du cessez-le-feu, et faciliter l'accès de l'aide humanitaire, ce serait essentiel.