Syrie : le douloureux exil d'une génération perdue

Bientôt quatre ans que la guerre sévit en Syrie et aucun espoir de retour au pays n’est permis pour tous ceux qui sont partis comme Adam, un jeune Syrien de 26 ans. Pendant deux ans, notre journaliste l’a suivi dans son exil, de Beyrouth à Berlin où il vit désormais. Trop loin des siens et de son pays. Témoignage.
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Syrie : le douloureux exil d'une génération perdue
(@Anaïs Renevier)
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Emmitouflé dans un pull en laine, le radiateur poussé au maximum, Adam scrute les dernières nouvelles de Syrie, en fumant nerveusement une cigarette. Depuis qu'il est arrivé à Berlin, il passe plusieurs heures par jour à attendre que ses amis et sa famille soient connectés sur Internet et lui parlent depuis Damas. Il y a quelques mois, ce jeune Syrien de vingt-six ans était avec eux, il avait perdu espoir : il n'aurait pas imaginé qu'il vivrait un jour dans la capitale allemande. Habiter en Europe a toujours été son rêve. Issu d'une famille aisée de la banlieue de Damas, titulaire d'une licence en littérature anglaise, il a toujours pensé qu'il profiterait de sa jeunesse pour faire le tour du monde. En 2011, quelques mois avant le début de la révolution syrienne, il dépose une demande pour aller étudier en Espagne. Les premiers mois de la Révolution, ce farouche opposant à Bachar Al Assad manifeste tous les vendredis, pacifiquement. Un jour, l'armée du régime ouvre le feu sur les manifestants dans le quartier de Rukn Al Din, où Adam proteste. Il prend la fuite mais se fait arrêter et emmener en prison. Il revient sur ces quelques semaines derrière les barreaux : «Je fais partie de la minorité religieuse druze. J'ai été relativement bien traité en prison, j'ai été battu mais pas torturé. J'ai été libéré après trois semaines, l'officier qui m'a laissé sortir m'a menacé et sommé de quitter le pays. Cette menace ne m'a pas atteint mais lorsque j'ai vu que ma mère avait perdu quinze kilos pendant mon enfermement, j'ai décidé de partir». Adam termine donc ses papiers pour son visa d'étudiant et prend le chemin de l'ambassade d'Espagne au Liban. Il emporte peu d'affaires, et c'est le regard perdu dans le vide qu'il confie : "C'était la première fois que je quittais mon pays. J'aurais aimé emporter un ami dans mes bagages ou bien un café damascène miniature !" Adam arrive à Beyrouth, qu'il pense être une étape provisoire sur son chemin vers l'Europe. Dans la capitale libanaise, il croise de nombreux amis, des connaissances, des voisins : "Ils avaient l'air de limbes. Nombre d'entre eux n'avaient pas obtenu de visa pour quitter le Liban, mais ils ne pouvaient pas revenir en Syrie. Ils avaient des jobs alimentaires, alors qu'ils avaient un grand potentiel. Je me sentais triste pour eux." Adam est alors loin de penser qu'il se retrouvera bientôt dans la même situation.
Syrie : le douloureux exil d'une génération perdue
Adam avant son départ de Syrie, dans le centre-ville de Damas (@Anaïs Renevier)
Après de nombreux allers-retours à l'ambassade d'Espagne pour apporter des documents supplémentaires, sa demande est finalement rejetée. Un refus qu'il rumine encore : "J'avais les moyens de payer pour mon visa, pour mes études, je ne demandais pas le statut de réfugié, ni aucune aide financière. Je voulais juste avoir une expérience à l'étranger, avant de revenir en Syrie." Comme ses amis, il ne peut pas repartir dans son pays, il a peur d'avoir été mis sur liste noire et de risquer une nouvelle arrestation. Le jeune homme déballe alors sa valise, un geste moralement épuisant : "ranger mes affaires c'était comme mettre tous mes rêves et espoirs au placard." Seul parmi un million de réfugiés syriens, tous à la recherche d'un travail, il s'estime chanceux de trouver un emploi dans un fast food. Payé 400 dollars par mois, il vivote, perd petit à petit tout intérêt pour ses passions. Il ne lit plus, sort peu de chez lui et ne pense pas à son avenir. Lorsque le restaurant met la clé sous la porte huit mois plus tard, il n'a plus l'énergie de chercher un autre travail. Après avoir envisagé de quitter le Liban par bateau, il décide de revenir illégalement en Syrie. Adam marque une pause dans son récit. Il se prépare un maté, infusion traditionnelle d'Amérique latine couramment bue en Syrie. Il explique que ce n'est pas facile de s'en procurer à Berlin. Il soupire, revenir sur son passé et le raconter lui pèse. Mais dès qu'il parle de Damas, son regard s'illumine : "Je savais que je prenais un risque en rentrant. Mais les odeurs de ma ville me manquaient. La peur de la mort et de la prison était présente à chaque instant, mais si elles m'empêchaient de revenir, alors cela aurait voulu dire que j'étais déjà mort d'une certaine manière." A Damas, Adam retrouve ses amis : "Ils étaient amers. Plusieurs d'entre eux avaient perdu leur famille, leur maison, leurs ambitions. Diplômés en droit, ingénierie ou médecine, ils ont multiplié en vain les demandes d'accueil en Europe. Certains ont rejoint des groupes armés, parfois les plus radicaux. L'extrémisme m'effrayait, mais nous sommes une génération perdue, l'Occident nous a laissé tomber. A ce stade de la guerre, même Gandhi aurait pu devenir un terroriste." Petit à petit, une idée naît dans l'esprit d'Adam : lui aussi, il va se battre.
Syrie : le douloureux exil d'une génération perdue
Adam avec un groupe d'amis, avant le début de la Révolution (@Anaïs Renevier)
Nous sommes en septembre 2013, deux ans et demi après le début de la guerre. Lassé et désespéré par un conflit qui s'enlise, ce jeune homme fluet et peu sportif tente de s'enrôler auprès d'une brigade rebelle. Il rencontre plusieurs combattants et à chaque fois la réponse est la même : les minorités religieuses, considérées comme proches du régime syrien, ne sont pas les bienvenues dans leurs rangs. Déçu mais soulagé de ne pas devoir tuer, il se tourne finalement vers des ONG : dix à douze heures par jour, il distribue des repas à des déplacés, apprend à conduire une ambulance... "Je suis allé dans des banlieues de Damas complètement détruites, je ne reconnaissais rien. Je me suis senti honteux d'être vivant et de ne manquer de rien. J'avais l'impression que j'aidais juste pour déculpabiliser." Au cours de 2014, il assiste impuissant à la montée du groupe Etat Islamique dans la province de Raqqa : "Cette guerre n'est plus la nôtre", confie-t-il. "L'Etat Islamique, ce n'est pas nous. Le régime, ce n'est pas nous." Et si c'était à refaire ? "Vu la tournure que les choses ont prise, et les pertes importantes, je ne le referais pas. Pis encore, si je devais faire un choix entre l'une des deux têtes du serpent syrien, ce serait le régime..." Petit à petit, le jeune homme s'enfonce dans la dépression. Le visa pour étudier en Allemagne était inespéré et le sort de sa torpeur. Mais cette opportunité laisse un goût amer à celui qui a laissé ses proches derrière lui, alors que les combats se rapprochent de sa maison, jusqu'ici épargnée : "Imaginez quelqu'un de pauvre qui gagne un voyage lors d'une loterie. Il ne peut emmener personne avec lui. Il ne reçoit pas d'argent, juste un ticket d'avion, il ne peut donc pas le partager. Peut-il vraiment être heureux de ce voyage, si les personnes qu'il aime ne sont pas avec lui?" Depuis son arrivée à Berlin en octobre dernier, Adam a perdu beaucoup de poids, il vit dans l'angoisse permanente : "Je suis loin, je ne sais pas quand les bombes vont tomber, je passe donc mon temps connecté sur Internet en attendant que mes parents me donnent un signe de vie." Adam lance une chanson de Gene, groupe de rock syrien qu'il affectionne. Obnubilé par la musique, il ne réagit pas alors que des détonations retentissent dehors : des enfants lancent des pétards. Les bruits se font plus insistants, le sortent de sa rêverie. Il espère se reconstruire et profiter de cette paix nouvelle, où les seuls bruits d'explosions sont ceux des feux d'artifice du Nouvel An. Il a commencé  les cours d'allemand et se force à sortir régulièrement : "Je peux penser à autre chose qu'à la survie. Là-bas, je devais attendre toute la journée pour avoir deux heures d'électricité. Et parfois, ça prenait plusieurs jours avant de trouver une bouteille de gaz. Ici, je ne manque de rien. Cela me laisse plus de temps pour penser à mon avenir et me consacrer à mes études. Je pourrai ainsi revenir en Syrie et participer à la reconstruction de mon pays, même si ça doit prendre 10 ans avant que je puisse y remettre les pieds." Plus inattendu, il confie également vouloir consulter un psychothérapeute. Récemment, seul dans sa chambre berlinoise, il a fondu en larmes devant une photo de sa maison damascène. C'était la première fois depuis qu'il est adulte.