La conférence de Doha de novembre 2012 a réuni différentes factions de l'opposition au gouvernement syrien avec comme objectif la préparation de la Syrie de "l'après Bachar el-Assad". Le Qatar, principal financier et pourvoyeur d'armes des armées rebelles syriennes, n'a jamais caché son intérêt vis-à vis de la Syrie avec son projet de gazoduc. Jusqu'à quel point le conflit armé syrien est-il le fruit d'enjeux commerciaux stratégiques ?
Plus personne ne met en doute l'aide active du Qatar à la rébellion syrienne. A l'instar de la Turquie, la petite monarchie pétrolière et gazière semble déterminée à faire partir Bachar el-Assad, le "boucher de Damas", depuis la répression sanglante des manifestations du printemps 2011. Armes, finances, logistique : le Qatar ne lésine pas dans son soutien aux forces d'opposition au régime syrien,
au moins trois milliards de dollars selon le Financial Times. Avec la bénédiction occidentale, Etats-Unis et France en tête. Mais pour quelles raisons ? La seule haine confessionnelle sunnite-allaouite serait-elle en jeu, ou bien le Qatar, déjà très fortement impliqué lors de la chute de Khadafi en Libye, a-t-il des calculs géostratégiques plus vastes et planifiés de longue date ? Les enjeux sur l'énergie peuvent-ils être écartés, alors que l'autosuffisance en gaz des USA est presque accomplie et que l'Europe de l'Ouest reste toujours très dépendante du gaz russe ?
Le projet de gaz sunnite du Qatar
Dès 2009, le Qatar a fait part de son souhait de construire un gazoduc "sunnite" qui rejoindrait le projet de gazoduc "Nabucco" en Turquie, projet débuté en 2003 sous l'influence américaine (voir infographie en encadré : "les projets de gazoducs vers l'Europe"). La Syrie, quant à elle, Malgré un "accord de défense" signé avec le Qatar en 2010 mais très vite enterré, préfère se joindre au projet "de gazoduc chiite", l'Islamic Gas Pipeline, consolidant ainsi son alliance avec l'Iran et l'Irak post-Sadamm Hussein. Depuis, le projet Nabucco est au ralenti, mais la volonté du Qatar de trouver une voie terrestre pour acheminer son gaz n'a pas diminué, comme l'explique David Rigoulet-Roze, chercheur rattaché à l’Institut d’Analyse Stratégique (IFAS), consultant en relations internationales et spécialiste du Moyen-orient : "Le problème du Qatar, c'est un champ de gaz commun avec l'Iran. Jusqu'à présent le Qatar exporte son gaz par méthanier, mais l'inconvénient des méthaniers c'est qu'ils transitent par le détroit d'Ormuz sous surveillance étroite de l'Iran. Ces incertitudes ont poussé le Qatar à chercher d'autres options, dont la voie terrestre, avec la formalisation d'un "pipe", à destination des européens, passant par le Nord et débouchant sur la Méditerranée. Mais les Russes ont eux aussi un projet concurrent, South stream, et qui déboucherait à proximité de la Turquie, en mer Noire."
Le Qatar a besoin d'exporter son gaz, comme les deux autres plus gros producteurs mondiaux, la Russie et l'Iran. La base politique du Qatar, la confrérie des frères musulmans, est très présente en Turquie. Y aurait-il des accords turco-qatari au sujet de la Syrie, désormais prête à chuter politiquement sous le poids d'une guerre civile dévastatrice ? Le protocole de Doha, signé par la majorité des groupes de l'opposition syrienne stipulerait, selon le journaliste algérien Noureddine Merdaci, dans le cadre d'une Syrie post-Assad , "la permission du passage du gazoduc qatari à destination de la Turquie puis de l'Europe" (Voir encadré "protocole de Doha, novembre 2012"). Difficile de faire plus transparent en termes de pré-accord commercial sur l'énergie, si l'accord est aussi explicite.
Mais à quoi jouent la Turquie et les monarchies du golfe ?
La lutte d'influence de la Turquie, des monarchies du Golfe au moyen-orient, vis-à-vis d'un pays comme la Syrie est avérée, mais il n'est pas évident de démontrer quelles sont leurs motivations précises. La question religieuse, d'un islam politique, sunnite, cherchant à s'imposer partout où il le peut, est souvent soulevée. Mais avec quels objectifs ? La seule volonté de dominer politiquement et religieusement ? David Rigoulet-Roze précise que "dans l'affaire syrienne, on ne sait pas s'il y a des accords entre la Turquie et le Qatar au sujet du projet de gazoduc qatari, mais si on regarde le projet qatari au moment de la répression en Syrie en 2011, la carte du Qatar est celle des frères musulmans. C'est se dire, pour le Qatar : 'si le régime tombe, on aura une écoute particulière à Damas, le projet du pipe qatari sera favorisé, et il débouchera sur la Turquie'. Si l'on regarde le tracé du projet de pipe qatari, on voit qu'il passe à proximité de la localité d'Al Qousseir, proche de la ville de Homs. D'où l'enjeu de cette région centrale de la Syrie, avec Homs reprise par l'armée syrienne en juillet 2013, après un an d'occupation par les insurgés. Tout comme Al Qousseir un mois auparavant, reprise par le Hezbollah libanais, allié du régime. C'est un centre névralgique, c'est un verrou. Pas seulement en terme de géopolitique territoriale, mais parce qu'Al Qousseir sert aussi de verrou pour le pipe islamique, donc le pipe chiite qui part d'Iran jusqu'en Syrie."
Dans tous les cas de figure, au niveau du gaz, la Turquie serait gagnante, avec le projet South stream russe comme avec le gazoduc qatari. Mais avec un bonus politique si le régime d'Assad tombait : celui d'un Etat syrien sunnite et tenu par les frères musulmans, l'émanation politique du Qatar.
Rivalité qataro-saoudienne sur la Syrie
L'Arabie saoudite, monarchie rivale du Qatar n'est apriori pas prête à laisser passer le pipeline du Qatar sur son territoire. Dans cette perspective, le projet de gazoduc qatari ne tient plus. Comment alors penser que l'implication du Qatar serait avant tout motivée par ce gazoduc ? "Il ne faut pas surinterpréter la variable du pipe dans l'appréciation de la situation. La question du tracé du pipe qatari n'est pas la question déterminante de la guerre syrienne", selon David Rigoulet-Roze, qui ajoute : "On cherche souvent dans ce genre de conflit quelque chose qui pourrait tout expliquer, qui simplifierait tout, et ce n'est pas le cas. Le pipeline est une variable importante, qui s'inscrit dans un ensemble et qui n'est pas le déterminant essentiel, mais qui n'est pas non plus un déterminant mineur."
Il n'en reste pas moins que la rivalité politique et stratégique entre saoudiens et qatari est elle, bien présente dans le conflit. "Cette rivalité s'opère dans la représentation du conseil national syrien, puisque les saoudiens ont réussi à reprendre la main au niveau de la présidence avec avec un pro-saoudien, en mettant de côté ceux qui sont jugés trop proches du Qatar.
"Une manière de remettre le Qatar à sa juste place, vu du côté saoudien", explique le spécialiste du proche-orient. Le désaccord entre l'Arabie saoudite et le Qatar tient pour beaucoup à la vision de la "politique islamique" : "les saoudiens n'aiment pour les régimes conservateurs, on l'a vu quand ils ont financé le coup d'Etat en Egypte" explique David Rigoulet-Roze, qui précise : "cette stratégie purement saoudienne est celle de casser la dynamique des frères, ce qui a plutôt bien fonctionné, avec l'idée, aussi, de remettre à sa place le 'petit Qatar'. Et par extension, les Saoudiens ont envoyé un message à la Turquie, pour lui faire savoir qu'il ne fallait pas qu'elle ait des rêves néo-Ottomans. L'Arabie saoudite c'est l'option salafiste, anti-frères musulmans, obsédée par le fait de pouvoir casser le croissant chiite mis en place par Téhéran et minorer le rôle du Qatar dans la dynamiqe intra-arabe."
et…concurrence entre monarchies du Golfe sous surveillance occidentale ?
Ce ne sont pas directement les dirigeants des monarchies qui financent les diverses factions d'opposants au régime Syrien mais des financiers, bienfaiteurs privés kowetiens, émiratis, saoudiens, qataris. David Rigoulet-Roze souligne la proximité de ces personnalités avec les instances dirigeantes de ces monarchies : "Ce ne sont pas les gouvernements en tant que tel, mais il peut y avoir quelque chose de quasi incestueux tant la proximité est grande avec les familles dirigeantes. Le Qatar finançait les frères en Syrie au départ, mais quand il s'est mis à fournir des armes, y compris à certains groupes salafistes, l'Arabie saoudite l'a très mal pris, comme si une concurrence lui était faite".
Les diverses aides apportées en Syrie par les monarchies du Golfe ne sont pas toujours dans la logique politique attendue, au point que le Qatar aurait aussi certainement financé des salafistes, émanation politico-religieuse du rival saoudien, comme le précise Dadiv Rigoulet-Roze.
La militarisation de l'opposition face à la répression effroyable du régime de Bachar el-Assad a fait basculer le pays dans une lutte armée qui semble avoir échappé à ses principaux acteurs, les manifestants pacifiques syriens, mais avec une influence étrangère de plus en plus importante, allant de la Turquie aux monarchies du Golfe. L'Europe, comme les Etats-Unis sont restés en retrait sur la scène diplomatique durant ces trente six mois de conflit, comme si l'issue de celui-ci n'était pas véritablement leur problème, ou bien que la chute du dictateur était assurée. L'attaque à l'arme chimique du 21 août a décidé les Etats-Unis et la France à réagir, mais les frappes ciblées des deux pays ne sont censées être qu'une "punition", une forme d'obligation à réagir : on peut interpréter cette distance occidentale par un "il ne sera pas dit que le régime syrien tombe par l'action occidentale". Pour mieux laisser penser que la rébellion syrienne aurait gagné seule la guerre contre Bachar el-Assad ?
Il n'en reste pas moins qu'au delà des considérations humanitaires et de condamnation de crimes, la problématique énergétique, dans une majorité de conflits touchant le Proche et Moyen-orient ne peut être écartée. Avec en mémoire, pour la Syrie, la dépendance européenne au gaz russe, et la nécessité pour Poutine d'empêcher l'émergence de concurrents trop entreprenants.
Quid des puissances occidentales ?
L'idée que des intérêts économiques pourraient amener un pays comme la France à vouloir être en première ligne pour appuyer l'opposition au régime d'Assad venue de l'étranger vient nécessairement à l'esprit. David Rigoulet-Roze n'envisage pas que l'approche politique et militaire française soit surdéterminée par cette seule variable, mais rappelle que "les liens avec le Qatar ne sont pas nouveaux, et il y a quelque chose de problématique avec l'argent du Qatar en France : sur le financement des banlieues, les achats d'hôtels, de clubs de foot, surtout dans une période de crise économique extrêmement dure où les financements extérieurs sont toujours les bienvenus…"
Les printemps arabes ont été l'occasion pour la Qatar de tester sa capacité d'influence, qui si elle a bien fonctionné un temps, en Tunisie ou en Egypte, semble aujourd'hui battre de l'aile. Le soutien du Qatar à l'insurrection syrienne est certainement la continuation de cette vaste campagne d'influence, mais avec l'enjeu d'un marché du gaz, qui si un régime pro qatari se mettait en place en Syrie, pourrait devenir une opportunité très appréciable pour la petite monarchie.
Projets de gazoducs vers l'Europe
Carte du proche et moyen orient