Officiellement née de l'idéal baasiste d'unité arabe mais aussi de socialisme et de liberté, la Syrie de Hafez el-Assad est très vite devenue une dictature personnelle entre les mains d'un pouvoir bientôt dynastique. Si Bachar en a atténué la brutalité, il n'en a jamais remis en cause les fondements ni les mécanismes. Derrière l’État monolithique, pourtant, se cache un assemblage complexe de communautés et d'ethnies que les révoltes menacent de réveiller et le clan dirigeant n'est pas lui même exempt de divisions.
De l'idéal trahi au chantage à l'unité, les faux semblants d'un vrai pouvoir
par Pascal Priestley
Unité, liberté, socialisme ... L’histoire officielle de la Syrie moderne s’inscrit dans un rêve fraternel : celui du mouvement Baas. Son nom signifie littéralement : « renaissance » et sa devise tient en trois mots « unité, liberté, socialisme ». Mûrie dans la première moitié du XXème siècle par différents penseurs syriens – parmi lesquels, surtout, le Chrétien Michel Aflak – l’idée baasiste combine socialisme et nationalisme arabe, islam et laïcité, et veut rassembler les différents états arabes naissants en une nation unifiée. Le Parti Baas lui-même est fondé à Damas en 1947. Porté au pouvoir en Syrie en 1963 par un coup d’état militaire (en 1968 en Irak), il s’éloigne vite de ses principes fondateurs et se divise entre « progressistes » néo-marxistes et nationalistes, menés par un certain Général Hafez el-Assad. Celui-ci prend le pouvoir en 1970 et sa famille, quarante ans plus tard, continue de régner. De l’idéologie baasiste originelle, il ne reste rien sinon le mythe et la marque déposée soigneusement exploitée. L’unité arabe est moins avancée que jamais. Le socialisme – un temps concrétisé par les nationalisations, la prééminence du secteur d’état, voire par l’alliance avec l’Union soviétique - n’est plus que le souvenir d'un slogan dans une économie convertie au libéralisme. Quant à la liberté… Constitutionnellement perpétué comme organe dirigeant, le Parti Baas se confond pour les Syriens avec l’appareil policier qui lui, se porte bien. Il nourrit aussi une importante bureaucratie fidèle au pouvoir et toujours prompte à en agiter les portraits. Mais la réalité de ce pouvoir est ailleurs.
Trente ans de règne Issu d’une famille relativement modeste de la minorité alaouite (voir ci-contre, colonne de droite), Hafez el-Assad milite dès sa jeunesse dans le parti Baas qui vient d’être créé. Engagé dans la carrière des armes, il reçoit en Union soviétique une formation militaire supérieure qui favorise son ascension. Parvenu au pouvoir en 1970, il renforce la dictature – préexistante – par une police secrète performante, instrumentalise le Parti Baas mais surtout s’appuie pour régner sur son clan alaouite dont il place des membres aux postes clés de l’appareil d’État. L’issue en demi-teinte de la guerre du Kippour est exploitée pour accréditer une image de leader puissant et intransigeant et alimente un nouveau culte de sa personnalité. En réalité, si le Président Syrien refuse de reconnaître Israël – à l’inverse de l’Égypte et de la Jordanie – il se borne dans les faits à soutenir des mouvements activistes - palestiniens ou celui, au Liban, du Hezbollah - et les seuls coups de feu tirés par l’armée syrienne depuis 1973 le sont contre sa population. Toute opposition est violemment réprimée, les dissidents emprisonnés. L'"état d'urgence" instauré en 1963 - et si urgent qu'il reste en vigueur quarante-huit ans plus tard - permet d'arrêter toute personne "menaçant la sécurité", de contrôler les communication, d'interdire les rassemblements ou la presse. Le plus brillant fait d’arme de Hafez el-Assad reste en la matière l’écrasement en 1982 de la révolte « islamiste » de la ville de Hama : près de vingt-mille insurgés massacrés à l'issue d’un siège de vingt-sept jours. La vie de famille, en revanche, lui est moins clémente. En 1994, le décès dans un accident de voiture de son fils aîné et dauphin désigné le contraint à changer ses plans et c’est son autre fils, Bachar, qui lui succède à sa mort en juin 2000. Hafez laisse à son fils la peur en héritage.
Dynastie Médecin de formation, le fils cadet du dictateur n’est pas particulièrement versé dans la politique lorsque la mort subite de son frère ainé bouscule son destin. Contraint de revenir de Londres où il achevait sa spécialisation en ophtalmologie, Bachar intègre l’académie militaire et devient colonel. A la mort de son père, la Parlement syrien doit amender précipitamment la constitution pour abaisser l’âge limite de la Présidence de 40 à 34 ans (le sien). Il est promu général en chef et nommé président de la République le 10 juillet 2000. On voit en lui un réformateur. Son arrivée au pouvoir est en effet suivie d’une timide libéralisation un peu vite appelée le « printemps de Damas ». Des centaines de prisonniers politiques sont libérés ; des forums fleurissent. Sous la pression de la vieille garde du régime, pourtant, le mouvement est vite stoppé et nombre d’intellectuels retrouvent le chemin de la prison. L'état d'urgence reste en vigueur. Une réforme économique libérale est en revanche effectivement entreprise, principalement au profit du clan au pouvoir. L’appauvrissement qui en découle est l’une des causes des révoltes populaires d’aujourd’hui. Au plan extérieur, Bachar ne rompt pas avec la politique – finalement pragmatique - de son père. Malgré son hostilité à Saddam Hussein, il s’oppose à l’invasion de l’Irak. Il conserve l’alliance avec l’Iran, sa fermeté de façade envers Israël et poursuit son soutien au Hezbollah. Mise en cause en 2005 dans l’assassinat de Rafic Hariri, la Syrie doit évacuer le Liban qu’elle occupait depuis dix-huit ans. L’accusation, pourtant, s’enlise. Bachar el-Assad parvient en quelques années à sortir de son isolement diplomatique et à confirmer son pays comme acteur majeur de la région (le paria de Chirac sera l’hôte d’honneur de Nicolas Sarkozy le 14 juillet 2009). Ses compatriotes humiliés par l’hystérie anti-syrienne – libanaise et occidentale - des années 2005 lui en savent gré, même si cette reconnaissance n’est pas inépuisable. Étincelle Comme dans d’autres révoltes arabes, un événement d’apparence mineure déclenche une révolte plus massive. A Deraa, ville sunnite proche de la Jordanie sinistrée par le chômage, un petit groupe d’enfants d’une douzaine d’années inscrivent sur des murs des graffitis hostiles au pouvoir. Ils sont embarqués par la police. Lorsque les parents les réclament aux autorités, celles-ci, au lieu de les recevoir, font tirer en l’air. Des mères sont maltraitées, selon des témoignages. Deraa s’enflamme. La colère devient insurrection et l’insurrection massacre lorsque, les jours suivants, la police tire à balles réelles sur les manifestants, puis le lendemain sur la foule assistant aux funérailles des victimes de la veille. La répression cause dans la semaine plus de cent morts. Le mouvement s’étend à d’autres villes : Sanamein (également dans le sud) mais aussi Hama, Homs (au nord-est de Damas) et surtout Lattaquié.
Le message de Lattaquié Principal port du pays et ville côtière d’un demi million d’habitants à 350 km au nord de Damas, Lattaquié héberge, comme toute la Syrie, de multiples communautés. Son centre est surtout peuplé de Sunnites et de Chrétiens, sa périphérie d’Alaouites. Vendredi 25 mars, la ville est le théâtre de manifestations hostiles au régime, durement réprimées : quatre morts au moins. Leurs funérailles le lendemain donne lieu à un nouveau rassemblement. Cette fois, ce n’est pas la police qui débarque mais des partisans du régime organisés en milices équipées d’armes automatiques. Les affrontements durent deux jours. Malgré l’interposition de l’armée, ils causeront une quinzaine de tués (dont une dizaine de militaires) et plus de cent cinquante blessés. Pour les manifestants, aucun doute : les attaquants sont des Alaouites, fidèles à el-Assad dont la famille est originaire de la région. Une porte-parole de la présidence, Boussaïna Chaabane désigne, elle, d’autres responsables au chaos : "Ce sont les fondamentalistes qui sont derrière les événements en raison de leur haine de la Syrie, qui est un exemple de coexistence, et leur principal objectif c'est justement de détruire cette coexistence". Sans doute l’épouvantail fondamentaliste et le thème éternellement recuit du complot ont-ils un peu trop servi en Tunisie et en Égypte pour demeurer crédibles, mais le message est transparent comme la leçon de Lattaquié: le régime constitue le rempart d’une unité fragile. L'argument de l'unité Or, même exploité a dessein, cet argument-là n’est pas dépourvu de fondements. Loin de son image monolithique et du slogan martelé de l’unité arabe, la Syrie demeure en effet un complexe assemblage de religion et d’ethnies dont la réunion en nation – récente et autoritaire – n’est pas inébranlable. Au-delà des revendications politiques réclamant la l'instauration de libertés, les révoltes sont propices au réveil des ressentiments et certaines manifestations – dans le sud, notamment - ont été marquées par l’irruption de slogans bien plus communautaires. Dans un pays très frappé par le spectacle quotidien du délitement de l’Irak - voisin et frère ennemi -, le chantage au chaos employé par le pouvoir continue de trouver une résonance compréhensible. Pascal Priestley
Sunnites, Chrétiens, Chiites, Druzes, Alaouites
24.03.2011
La Syrie compte 22 millions d’habitants pour les neuf dixièmes musulmans et pour un dixième chrétiens (quoique officiellement protégés, la quasi-totalité des juifs ont quitté le pays pour Israël après la Guerre des six jours). Les Musulmans sont à 80 % sunnites. Les 20 % se répartissent entre Chiites, Druzes, et Alaouites (environ 10 %). Ces derniers sont issus du Chiisme (Alaouite vient de Ali, le gendre du prophète à l’origine de la séparation) mais ils s’en sont éloignés et forment une secte propre. Population pauvre concentrée sur la bande côtière de la Syrie, hérétiques, ils ont longtemps été considérés comme les attardés de l’histoire. Une tentative de créer un état indépendant au lendemain du Mandat français s’était soldée par un échec. La venue au pouvoir d’un des leurs, Hafez el-Assad leur offre une revanche inespérée. Derrière un discours laïc, le régime pratique un clientélisme communautaire. « L'intégration régionale prend des allures de revanche des campagnes alaouites sur les villes sunnites », écrit le géographe Fabrice Balanche (« La région alaouite et le pouvoir syrien », éditions Karthala). « Les alaouites jouissent d'un accès privilégié à l'emploi et aux postes de direction dans le secteur public industriel, dans l'administration et dans l'armée ». L’ébranlement de leur chef leur apparaît, non sans raisons, comme une menace fatale. Pascal Priestley
Un bien belle famille
31.03.2011
Deux jours de suspense pour ne rien dire : la discours solennel au Parlement de Bachar el-Assad du 30 mars – après deux semaines de troubles sanglants – a laissé perplexes les observateurs les plus familiers du théâtre syrien, d’autant qu’il avait été précédé de promesses d’ouverture - levée de l'état d'urgence, notamment - distillées par différentes sources. Si c’est pour rien, pourquoi avoir parlé ? Et pourquoi ces promesses de réformes aussitôt démenties ? Les revirements rappellent ceux des années 2000, lors du « Printemps de Damas» et trahissent assez probablement des dissensions au sein du clan Assad. Car, à l’inverse de son père, Bachar ne règne pas seul. Rompu à d’autres répressions et réputé pour sa brutalité, son frère
Maher commande la Garde présidentielle tandis que son beau-frère
Assaf Chawkat (époux de la seule fille de Hafez el-Assad) dirige les puissants services secrets. Les deux hommes ne s’aiment guère (le premier avait
tiré sur l’autre en 1999). Mais ils s’entendent sur l’essentiel qui est le verrouillage du pays. Un cousin,
Namir al-Assad, entretient, lui, une milice privée dans la région de Lattaquié et beaucoup voient en lui l’opérateur des récentes provocations et tueries dans cette ville. Mais c’est un autre cousin, Rami Makhlouf, qui les supplante dans l’impopularité de la rue. Patron de la principale compagnie téléphonique du pays et d’innombrables activités immobilières, notamment, il passe pour le champion de la corruption au pouvoir, ce qui n’est pas rien. P.P.
Pascal Priestley