Fil d'Ariane
Convenu ce jeudi 5 mars au Kremlin, l'accord cessez-le-feu signé par Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine est entré en vigueur ce vendredi. Un accord fragile, tant les intérêts des deux chefs d'État, pourtant alliés, diffèrent dans la région.
Anciennement alliée d'al-Assad, la Turquie s'est livrée à des affrontements violents avec les forces gouvernementales syriennes, qui ont fait des dizaines de morts parmi les soldats turcs.
Nous revenons, avec le reporter spécialiste de la Turquie, Guillaume Perrier, sur les motivations de Recep Tayyip Erdogan, qui voit dans le chaos syrien, une opportunité d'asseoir sa domination alors qu'il est plus que jamais fragilisé dans son pays.
TV5Monde : La région d’Idlib est prise en tenaille entre les forces d’al-Assad, soutenues par la Russie d’un côté et celles d’Erdogan de l’autre. Quels sont les intérêts de ces deux acteurs ?
Guillaume Perrier : Vladimir Poutine a un peu joué sur tous les tableaux dans cette crise où il n’a cessé de soutenir al-Assad dans sa reconquête territoriale, tout en laissant Erdogan s’installer. Le président turc a, lui aussi, usé du même procédé, en jouant la carte de la Russie contre les occidentaux, à un moment où ses rapports avec ces derniers étaient difficiles.
La Russie a pour objectif de permettre à Bachar al-Assad de contrôler la ville de Saraqeb, au croisement des deux routes stratégiques M4 et M5, nécessaires pour reprendre possession de la région.
Pour la Turquie, l’objectif est très différent. Ce n’est pas forcément le contrôle des routes qui importe mais de circonscrire la possibilité d’un débordement des réfugiés. Elle ne le cache d’ailleurs pas, son objectif n’est pas de protéger les réfugiés syriens, mais de les empêcher d’entrer en Turquie et de provoquer une crise humanitaire plus importante, qui déborde côté turc.
Il faut le rappeler, la Turquie a accueilli environ 3,6 millions de réfugiés sur son sol depuis le début de la guerre et a consenti à des efforts assez importants. Ces dernières années, les choses ont néanmoins changé. Comme dans tous les pays exposés à ce genre de vagues migratoires, il y a une montée de l’hostilité contre les syriens, un discours xénophobe qui se développe, sur fond de crise économique, puisque pendant des années, la Turquie a largement bénéficié de la main d’œuvre syrienne pour faire tourner son économie. Aujourd’hui, cet avantage est devenu un inconvénient puisqu’il y a un taux de chômage élevé.
Erdogan est persuadé que sa défaite récente aux élections municipales est due aux réfugiés syriens.
Guillaume Perrier, journaliste
Il faut ajouter à cela un contexte politique où Erdogan est en difficulté. Il n’a jamais été aussi impopulaire depuis sa prise de pouvoir. Une majorité des turcs ne soutient d’ailleurs pas les opérations turques à Idlib. Il joue donc la carte des réfugiés, car c’est le seul moyen, pour lui, de faire accepter ses interventions en Syrie. Erdogan est d’ailleurs persuadé que sa défaite récente aux élections municipales est due aux réfugiés syriens.
Erdogan étant pragmatique, il est obligé de trouver une solution à court terme pour réduire la pression migratoire sur la Turquie, tout en trouvant une solution humanitaire. C’est là qu’il est très intelligent. Il a réussi à comprendre que ces réfugiés pouvaient être un moyen qui permettrait de faire chanter l’Europe, mais aussi un moyen de peser sur la Syrie. Son objectif, affirmé à la dernière Assemblée générale de l’ONU, est d’installer 2 à 3 millions de réfugiés syriens dans une zone dite "de sécurité", qui serait de fait sous son contrôle. Elle lui permettrait à la fois de se décharger de la pression migratoire, de faire passer ça pour une œuvre humanitaire, tout en recomposant les équilibres ethniques et démographiques du nord de la Syrie, en nettoyant, au passage, la frontière de la présence kurde. Il veut, en réalité, avoir une région au nord de la Syrie, qui lui sera politiquement favorable, qui lui servira de succursale de la Turquie. Le but est d’installer une administration pro-turque et de rester sur le long terme.
Quel est l’intérêt pour Erdogan de bénéficier d’une telle succursale dans un État pourtant souverain ?
Il est d’abord sécuritaire pour la Turquie, lié aux activités des groupes armés kurdes tels que le PKK. Mais ça va au-delà de cela des kurdes ou des millions de réfugiés et déplacés internes, liés à la guerre en Syrie. C’est un contrôle politique qu’Erdogan veut imposer, avec une forme d’occupation, de recolonisation de cette région du nord de la Syrie. On le voit depuis un certain temps, beaucoup d’administrations telles que la police, l’armée, l’éducation sont déjà dirigées depuis la Turquie. On le voit aux panneaux officiels qui sont en turc. Il y a une influence économique qui se manifeste également. La Turquie a toujours eu l’intention de dominer économiquement le nord de la Syrie, même du temps où elle entretenait de bonnes relations avec le régime de Bachar al-Assad. Cela a donné lieu à une ouverture économique spectaculaire dans les années 2008-2010. Aujourd’hui, c’est par la force et par la guerre que la Turquie essaye d’imposer cette mainmise.
Il y a également, derrière tout ça, une dimension historique. On ne peut négliger qu’on est dans une province de l’ancien empire ottoman et qu’Erdogan légitime ses actions en y faisant référence. Il y a, chez lui et chez ses alliés nationalistes, une nostalgie bien réelle de ce qu’on appelait les frontières du serment national, qui est un pacte signé en 1920, qui définit les frontières idéales de la Turquie, qui inclue toutes ces régions au pays.
Pour finir, la dimension économique veut que les réfugiés représentent un enjeu considérable. Dans la zone dite de sécurité, Erdogan veut créer des villes nouvelles. Le plan est d’avoir une vingtaine de villes le long de sa frontière, construites par des entreprises du bâtiment turc, souvent très proches du pouvoir. Un marché qui a été chiffré à environ 28 milliards de dollars.
Erdogan a toujours fonctionné ainsi : il est fort des faiblesses des autres.
Guillaume Perrier, journaliste
Mais où est l’Europe dans tout ça ?
C’est la grande question. L’Europe brille par son absence et ça n’a rien de nouveau. Aujourd’hui, la crise à la frontière greco-turque est la conséquence extrêmement prévisible des accords signés entre la Turquie et l’Union européenne en mars 2016. Il était évident que signer de tels accords avec Erdogan consistait à lui servir cette arme du chantage aux migrants sur un plateau.
En quatre ans, il n’a cessé de menacer les européens d’une invasion migratoire. Il menaçait d’ailleurs, dès 2016, les européens, s’ils ne le soutenaient pas dans sa lutte interne contre les kurdes et contre les opposants, en pleines purges. Erdogan a toujours fonctionné ainsi : il est fort des faiblesses des autres, il les exploite parfaitement chez ses adversaires.
Il a parfaitement compris que la principale faiblesse de l’Union européenne est son incapacité à gérer cette question des migrants, qu’il y a une peur de la montée des extrêmes droites et une réalité qui est de respecter les valeurs européennes en mettant en place une politique migratoire digne. Les européens sont les principaux responsables de cette situation.
On voit d’ailleurs des tentatives des européens et des américains de ramener Erdogan dans le giron occidental. Le but est de pouvoir s’en servir pour pouvoir contrer les ambitions russes et syriennes dans le nord de la Syrie. C’est mal comprendre le régime turc et Erdogan qui a noué des alliances, en interne, avec les ultranationalistes et qui s’est servi de la Russie, contre l’influence occidentale. Il me paraît donc assez illusoire que l’on va réussir à faire infléchir la politique turque. Aujourd’hui, Erdogan et Poutine essayent de naviguer entre différentes alliances afin d’en tirer le profit maximal, par le rapport de force. Leur rencontre à Moscou, ce jeudi 5 mars, a d’ailleurs été décisive et illustre leur succès dans cette démarche.