Fil d'Ariane
Dès le lendemain de la chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie, plusieurs pays européens ont annoncé suspendre l'examen des demandes d'asile des ressortissants syriens, voire vouloir procéder à leur expulsion. Comment expliquer cet empressement ? Que dit le droit international et le droit européen à ce sujet ? Explications avec trois spécialistes de l'asile.
Anas Modamani, 27 ans, réfugié syrien en Allemagne, montre son célèbre selfie avec la chancelière allemande Angela Merkel qu'il a pris après son arrivée dans le pays, dans un restaurant syrien à Berlin, mardi 10 décembre 2024. AP/ Ebrahim Noroozi.
Dans la nuit du samedi 7 au dimanche 8 décembre, une coalition de groupes rebelles a renversé le régime syrien, mettant fin à la dictature cinquantenaire de la famille el-Assad. À peine Bachar el-Assad déchu, plusieurs pays européens, comme l’Allemagne ou le Danemark, se sont empressés de faire savoir qu’ils allaient suspendre l’examen des demandes d’asile des Syriens, voire réfléchir à un plan d’expulsion dans le cas de l’Autriche.
« Ça me semble normal de prendre le temps d’évaluer la situation, mais c’est absolument précipité de dire que celle-ci impliquerait une suspension de l’examen des demandes. C’est beaucoup trop frais, trop récent, pour que ce soit justifié. Je n’ai pas souvenir d’autres décisions aussi rapides dans ce type de cas », commente Thibaut Fleury Graff, professeur de droit international à l’Université Paris Panthéon-Assas et auteur d’un article sur cette question.
En effet, malgré l’instauration cette semaine d’un gouvernement provisoire, l’avenir de la Syrie est encore très incertain, de même que la sécurité des Syriens réfugiés à l’étranger s’ils sont amenés à y revenir. Environ un million d’entre eux se sont installés en Europe depuis le début de la guerre civile en 2011. Chaque pays européen a reçu bien moins de Syriens que le nombre de ceux qui ont fui vers les pays frontaliers, comme le Liban et la Turquie.
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En réponse aux premières déclarations des pays européens, le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a appelé à la prudence. Il ainsi déclaré mardi 10 : « Le principe de non-refoulement interdit de renvoyer des personnes vers un pays où elles seraient exposées à un risque réel de subir des préjudices. Sur cette base, l'évolution rapide de la situation sur le terrain en Syrie exige des décisions prudentes et fondées sur des preuves. »
En France aussi, dès le lundi 9 décembre, le ministre de l’Intérieur du gouvernement Barnier, Bruno Retailleau, a déclaré « travailler sur une suspension des dossiers d’asile en cours provenant de Syrie ». Jordan Bardella, le président du Rassemblement national, avait appelé de son côté les pays de l’UE à « anticiper le risque d’un déferlement migratoire, où pourraient se glisser des terroristes ».
L’Ofpra, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, a ensuite précisé : « Comme toujours en cas de situation évolutive dans un pays d'origine de demandeurs d'asile, cela peut conduire à suspendre provisoirement la prise de décision sur certaines demandes d'asile émanant de ressortissants syriens, en fonction des motifs invoqués. »
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Des associations travaillant sur le droit d’asile dénoncent cette intervention du ministère de l’Intérieur dans les affaires de l’Ofpra. « L’Ofpra est indépendante, et c’est elle qui décide, même s’il y a parfois des pressions. Donc en intervenant ainsi, Bruno Retailleau fait une nouvelle entorse à l’État de droit », affirme Gérard Sadik, responsable de la thématique asile pour l’association d’aide aux exilés La Cimade.
« L’Ofpra est une administration avec un statut particulier. Elle a un conseil d’administration où siège le ministère de l’Intérieur, qui est par ailleurs responsable de son budget. Le ministère a donc des moyens d’intervenir indirectement sur ses actions mais juridiquement, il ne peut pas lui donner des instructions sur ses dossiers », explique Thibaut Fleury Graff.
L’Ofpra a précisé avoir reçu près de 7 000 demandes d’asile de Syriens depuis début 2023, et être en train d’en traiter actuellement 700. La France a accueilli bien moins de Syriens que d’autres pays européens, par exemple son voisin allemand.
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Ce sont donc ces 700 dossiers qui seraient affectés par une suspension de l’examen des demandes en France. Selon le droit, les organismes d’examen ne peuvent pas décider de ne plus accepter les dossiers des Syriens, mais ils peuvent tout à fait prendre un délai supplémentaire pour les étudier. Selon l’Agence de l'Union européenne pour l'asile, plus de 100 000 Syriens – qui continuaient en septembre à être la première nationalité à demander l’asile dans l’UE – étaient en attente d’une décision sur leur demande d’asile fin octobre.
La Convention de Genève de 1951 fixe les conditions d’octroi d’une protection internationale pour les réfugiés. Pour obtenir ce statut, il faut avoir fui son pays d'origine, craindre d'y être persécuté en raison d'un des critères listés, comme la religion ou les opinions politiques, et ne pas pouvoir se réclamer de la protection de son pays.
« La Convention ne dit pas grand-chose des questions de procédure. L’UE ajoute des précisions en termes de délai : six mois pour l’examen d’une demande d’asile, pouvant être porté à 21 mois dans certains cas, notamment des situations instables dans le pays d’origine », précise Thibaut Fleury Graff, professeur de droit international.
L’examen des demandes d’asile syriennes pourront donc être concernées par ces délais plus longs. Le délai moyen en France en février 2024 était déjà de presque 10 mois.
« C’est normal d’attendre un peu, quelques semaines, pour voir l’évolution de la situation en Syrie et comment ça se stabilise. C’est quelque chose de courant lorsque la situation change dans un pays, si la suspension ne dure pas trop longtemps. Ça a par exemple été le cas quand le régime d’Omar el-Bechir est tombé (ex-président du Soudan, renversé en 2019, NDLR). Mais l’Ofpra n’avait pas fait d’annonce à ce sujet », rappelle Vincent Beaugrand, directeur général de France Terre d’asile.
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Selon lui, ces annonces peuvent avoir un effet de « stigmatisation » des Syriens en Europe, assimilés à des terroristes par exemple par Jordan Bardella en France.
« L’empressement des déclarations fait passer le message que les demandeurs d’asile et réfugiés syriens sont des personnes gênantes et qu’il faudrait se dépêcher de les renvoyer dès que possible dans leur pays », complète Thibaut Fleury Graff.
Les trois spécialistes s’accordent pour lire dans toutes ces annonces des considérations davantage politiques que juridiques, ainsi qu’une instrumentalisation par l’extrême droite qui influence le reste du champ politique.
« C’est de la précipitation qui est liée à un contexte politique, où les partis gouvernementaux suivent ce que l’extrême droite demande », critique Gérard Sadik de La Cimade. « Beaucoup de gouvernements se sont précipités. Ça ne mange pas de pain de faire ces déclarations, puisque de toute façon les Syriens ne sont pas des électeurs. Et ça n’a quasiment aucune conséquence » juridiquement, souligne Thibaut Fleury Graff.
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Cependant, les demandes d’asile doivent être étudiées au cas par cas. Il n’existe pas d’automatisme entre le fait de venir de tel ou tel pays et voir sa demande acceptée ou refusée - même si les taux d’acceptation ou de refus pour un pays donné peuvent être très haut. Des juristes craignent donc que de telles annonces de suspensions générales parasitent cette individualité de l’examen.
« Ce n’est pas parce que vous avez un changement de régime très récent que vous avez forcément une fin des craintes individuelles (justifiant l’asile, NDLR). Il n’y a pas une demande syrienne, insiste Thibaut Fleury Graff. Les demandes peuvent être celles d’un rebelle, d’un partisan du régime qui a fait défection, lié à un conflit purement privé, lié à des violences conjugales, etc. Une multiplicité de fondements peuvent justifier une protection. Donc une suspension générale n’a pas beaucoup de sens et ne va pas changer grand-chose dans la pratique. »
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Quid du « programme de rapatriement et d’expulsion vers la Syrie » évoqué par l’Autriche ? Pour pouvoir expulser un demandeur d’asile, sa demande doit déjà être rejetée, en estimant qu’il ne court pas, ou plus, de risques dans son pays d’origine.
En France, le changement d’évaluation de la situation d’un pays, si celle-ci est désormais considérée comme sûre, ouvre également la possibilité de mener des expulsions vers ce pays, par exemple d’étrangers en rétention pour troubles à l’ordre public. Ce n’est pas censé être le cas lorsqu’une telle expulsion menacerait la vie ou la liberté d’une personne. Plusieurs pays en Europe avaient toutefois déjà essayé de revoir les politiques d’accueil et d’expulsion vers la Syrie ces derniers mois, comme l’Italie, gouvernée par l’extrême droite de Giorgia Meloni.
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L’Autriche a également déclaré que les dossiers de ceux qui se sont déjà vu accorder l’asile seraient réexaminés et que le regroupement familial allait être suspendu.
Dans le cas des personnes qui ont déjà obtenu l’asile et qui ont donc le statut de réfugié, pour que des pays tels que l’Autriche puissent les expulser, il faut acter selon le droit international une « cessation » de ce statut, justifiée dans ce cas par « un changement fondamental et durable dans le pays d’origine ». Un réfugié ne peut être expulsé tant qu’il a ce statut.
Pour être légale, une telle décision ne pourrait donc pas être prise immédiatement. Selon les experts, d’après la jurisprudence, le délai avant de décider d’une cessation est en général très long lorsque le régime d’un pays change. « Il faudrait que la Syrie devienne une démocratie avec une justice indépendante. Ça ne va pas se faire en trois mois », résume le professeur Thibaut Fleury Graff.
L’autre possibilité est d’inciter aux retours volontaires, une politique européenne courante. L’Autriche a par exemple promis une « prime de retour » de 1 000 euros aux réfugiés syriens qui décident de retourner dans leur pays. Lorsque quelqu’un rentre spontanément dans son pays, il se réclame de nouveau de sa protection et perd la qualité de réfugié.
Cela a par exemple été le cas d’opposants politiques réfugiés en France peu après la chute du régime de Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie, rappelle Gérard Sadik. Des milliers de Syriens, en particulier ceux installés dans les pays frontaliers comme la Turquie ou le Liban, sont aussi rentrés cette semaine chez eux.
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Mais certains pourraient aussi vouloir rester dans leur pays d’installation, où ils ont construit une partie de leur vie, comme ça a été le cas pour des vagues précédentes d'exilés d’autres pays.
« Certaines personnes disent : Je ne veux pas me réclamer de la protection d’un pays que j’ai quitté il y a 20 ou 30 ans. Ça a par exemple été le cas de réfugiés polonais juifs, ayant perdu leur famille pendant la Shoah, et qui ont gardé le statut de réfugiés dans leur pays d’installation, développe Gérard Sadik. Une clause du droit d’asile dit en effet qu’on maintient ce statut si pour des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures, la personne ne peut se réclamer de la protection de son pays d’origine. »
Certains pays, où des Syriens sont déjà largement intégrés et sont devenus essentiels au marché du travail, pourraient également vouloir inciter une partie d’entre eux à rester. Le retour des Syriens vivant en Allemagne, pays qui compte la plus grande diaspora d’Europe, pourrait par exemple aggraver la crise de main d’œuvre que connaît le pays, selon une étude publiée par l'Institut de recherche sur le marché du travail vendredi 13 décembre. Dans la foulée, le chancelier allemand Olaf Scholz a assuré que les réfugiés "intégrés" resteraient les bienvenus dans le pays.