La Syrie ne peut pas rester le dernier de la classe arabe
Entretien avec Samir Aïta
23.03.2011
propos recueillis par Pascal Priestley
Qu’est-ce qui distingue le mouvement populaire en Syrie de ses récents prédécesseurs ?
Jusqu’à présent le "printemps arabe" s’est en pratique dressé contre des pouvoirs pro-occidentaux. C’est évident pour l'Égypte, la Tunisie, du Yémen, le Bahreïn. Il s'est également dressé contre des monarques ou des présidents qui sont installés depuis très, très longtemps et assez vieux. La Syrie se distingue de cela. C’est un pouvoir qui se fait honneur d’être le plus résistant vis-à-vis des Américains, d’Israël, qui est même en conflit ouvert avec eux, et d’autre part d’avoir un président relativement jeune même s’il est au pouvoir depuis onze ans déjà. Les choses se présentent donc d’une manière différente.
Par ailleurs, dans ces différents mouvements, il y a deux aspects : le souhait d’avoir plus de liberté, d’expression, plus de libertés publiques. La Syrie n’était pas le pire parce qu’il y avait la Tunisie. Mais aujourd’hui avec la Tunisie qui devient ouverte, elle devient, du point de vue de la liberté d’expression, le pays arabe qui a la situation la plus dégradée avec des services de sécurité, des gens qui sont mis en prison pour des paroles prononcées. Cela devient insoutenable. Et puis, au-delà de la liberté d’expression il y a cette chape du pouvoir au dessus de l’État. Il y a un pouvoir qui n’est pas redevable devant la société. Il n’a pas à rendre compte. Il nomme des gouvernements qui n’ont pas à rendre compte, qui sont des technocrates - un peu sur le modèle égyptien, c’est le même en Syrie - et qui ont mis en œuvre une libéralisation qui a coûté très cher au point de vue social.
Il y a un aliment particulièrement social à cette révolte ?...
Il y a eu ces derniers temps une dégradation de la situation des gens qui travaillent dans l’agriculture, dans l’industrie, avec un chômage endémique, une économie ou un travail informel endémique alors même qu’arrive une vague de jeunes en âge de travailler. Le déséquilibre s’est créé à partir de 2003, il s’est accéléré vers 2005. L’une des réponses au retrait syrien du Liban, un peu pour gagner un minimum de soutien, sinon populaire, des élites locales commerçantes et autres a été d’ouvrir en grand tout le commerce extérieur. Ce qui fait que les gens qui avaient du mal à s'offrir une voiture ou acheter des produits de consommation etc…ont pu le faire à loisir, un peu comme en Égypte dans les années 80-90. Mais il y a eu des conséquences. Comme c’est une ouverture qui n’a pas été étudiée, cela a réduit la sécurité alimentaire de la Syrie, sa capacité de négociation parce que ses réserves ont considérablement diminué et donc, cela a affaibli économiquement la Syrie. Il y a donc eu un progrès apparent en 2005-2006 mais par la suite un contrecoup de cette politique libérale, voire néo-libérale parce que le gros de ce qui se fait aujourd’hui c’est essentiellement dans le domaine de l’immobilier et la Syrie n’est pas Dubaï. Le résultat est très dur pour différentes catégories sociales, notamment les plus pauvres.
Avec des disparités régionales ?
Oui. Le fait que cela explose à Deraa, c’est aussi lié au fait que c’est une région où le travail était en majorité agricole et ce travail agricole a beaucoup diminué. Les gens sont en grande partie non-employés, c'est-à-dire pas seulement chômeurs, ils ne sont même pas – notamment pour les femmes – dans ce qu’on appelle la population active, c'est-à-dire la population ou on comptabilise les chômeurs et les non-chômeurs. C’est une démotivation au travail. Les jeunes sont là… ils n’ont rien à faire. Personne ne s’occupe d’eux. Ils ont besoin de travail, de dignité, d’ouverture, de liberté. Ils voient ce qui se passe ailleurs. Ils voient que la chose qui s’est passée en Tunisie, en Égypte correspond à la Nahda le fameux réveil arabe de la fin du XIXème et ils ne veulent pas être en dehors de cette Nahda. D’où un mouvement qui est très adulte contrairement à ce que dit la propagande officielle.
Qui sont les manifestants ?
Les protestataires sont essentiellement dans cette catégorie de jeunes, 20, 30 ans, sans travail réel, c'est-à-dire travaillant dans leur grande majorité dans l’informel, s’ils travaillent, ouverts à la technologie, à la communication. Ils ont été éduqués d’une manière basique, ils voient internet, ils voient ce qui se passe sur les chaînes arabes et ils lisent etc… Donc ils ont l’accumulation primaire de ce qui fait un réveil.
Les intellectuels engagés dans les droits de l’homme ne sont pas à l’origine du mouvement. C’est parti comme en Égypte d’une histoire banale. A Deraa, cela a commencé avec des jeunes adolescents qui chahutaient un peu. Ils ont été emprisonnés par les services de sécurité. Les parents sont venus les chercher. Au lieu de les recevoir et de les calmer comme cela s’était passé à Damas, ils ont tiré en l’air.
Le mouvement est-il organisé ?
Il n’y a pas de parti mais il faut raisonner autrement. Il y a des structures sociales de base très efficaces dans ce type de pays. Imaginez que la Syrie a reçu en 2006-2007 un million et demi de personnes venues d'Irak – cela correspond à 7 % de la population ; c’est comme si en France, on amenait en deux ans 5 millions de personnes – et que cela s’est passé doucement, tranquillement, que ces gens sont intégré ; on leur a trouvé un logement, un travail. Le pays a aussi absorbé 300 000 Chiites après 2006. Bref, ces structures sociales sont très, très fortes et communiquent beaucoup plus rapidement que les partis politiques. Elles sont prudentes et protègent leur pays. J’ai dit dans une conférence : c’est la société qui a sauvé le régime en 2005, lorsque les Français et les Américains voulaient le renverser. Pas parce qu’ils aiment leur régime mais parce qu’ils n’ont pas envie de voir leur pays dans la situation de l’Irak. Mais maintenant, le régime leur est redevable, à eux.
Cette structuration pourrait se retourner contre le régime si celui-ci perd son crédit ?
Oui, tout à fait. C’est ce qui se passe. Les gens se connectent. Les réseaux sociaux fonctionnent.
La société syrienne est pourtant réputée pour un certain loyalisme à l’égard du pouvoir …
Je ne dirais pas cela. Il y a eu plusieurs phases. Il y a eu la phase 2000 – 2003 quand Bachar est arrivé, il y avait une grande peur qu’il a rassurée en disant, « je fais une ouverture ». Et puis en 2003, cela s’est vraiment dégradé, quand il a cassé ce que l’on a appelé le « printemps de Damas ». Mais quand se sont produits les événements du Liban, très confessionnels, et que les Syriens ont entendu les Libanais parler des « Syriens » - pouvoir et société confondus - avec des slogans du type « le Syrien est un chien » - là, ils se sont bien sûr soudés avec leur pouvoir. Mais la situation est très différente aujourd’hui.
Le régime est tout de même parvenu à sortir de son isolement au plan international …
Oui. La politique étrangère n’est pas vraiment critiquée, en soi. Les gens peuvent se souder ponctuellement avec le pouvoir. Si vous observez les slogans des manifestations, il n’y a pas « à bas Bachar el-Assad ». Le slogan, c’est « à bas Rami Makhlouf », son cousin qui contrôle l’ensemble des secteurs économiques, la téléphonie mobile, tous les projets immobiliers et maintenant les secteurs agro-alimentaires etc… Bachar el Assad, les gens acceptent qu’il joue son rôle au niveau international. C’est le dossier intérieur qui pose problème Comme en Égypte. Ce n’est pas Bachar qui est visé, c’est tout l’entourage. Et le problème de Deraa c’est que le chef des services de sécurité est le propre cousin du Président.
Comment la situation peut-elle évoluer ?
Le problème, aujourd’hui, c’est qu’ils n’arrivent pas à sortir de l’histoire de Deraa et il y a eu une accumulation d’erreurs comme en Égypte. Mais je ne pense pas que Bachar puisse se payer le luxe d’une répression massive dans la situation actuelle parce que cela s’enflammerait. Quand on entend les nouvelles d’Alep ou d’autres régions, le climat est tendu, le climat est partout tendu. N’importe quelle occasion peut tout enflammer. A fortiori, donc, une répression sanglante à Deraa. Le pouvoir, en tant que tel, c’est le clan familial plus les chefs des services de sécurité. Certains sont plus ouverts que d’autres. Jusqu’à présent, ils ont agi avec une certaine intelligence en gagnant du temps et en mettant leur point d’honneur à ne pas céder tout de suite aux pressions extérieures. Mais là, la pression n’est pas extérieure. Comment pourront-ils se comporter vis-à-vis de ces événements ? Ce n’est pas très clair. Aujourd’hui, les appels, y compris au sein du pouvoir c’est pour que Bachar fasse un saut, un geste grand pour montrer que lui, va de l’avant, un peu à la manière du roi du Maroc. Tenant compte des caractéristiques de la Syrie, les gens pourraient continuer à le préserver lui. Mais le prix, c’est les cousins, notamment Rami Makhlouf. Peut-il se débarrasser de ses cousins ? Ce serait un changement de régime mais peut-on faire autrement ? La Syrie ne peut pas rester le dernier de la classe arabe avec tout ce qui se passe.
(propos recueillis par Pascal Priestley)
Sanglantes funérailles
24.03.2011D'après AFP, 24 mars 2011
Plus de 20.000 personnes ont participé jeudi à des funérailles à Deraa dans le sud de la Syrie, théâtre de protestations sans précédent contre le pouvoir où une centaine de manifestants ont été tués la veille par des tirs de la police, selon des militants des droits de l'Homme. Les manifestants qui se dirigeaient de la Mosquée al-Omari vers le cimetière, scandaient: "Par notre âme et notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, martyr".
Au moins une centaine de personnes ont été tuées la veille à Deraa, noyau de la contestation en Syrie qui a débordé dans des villes voisines, ont indiqué à l'AFP à Nicosie des militants des droits de l'Homme et des témoins.
"Il y a sûrement plus de cent morts et la ville a besoin d'une semaine pour enterrer ses martyrs", a affirmé Ayman al Assouad, militant des droits de l'Homme, joint au téléphone par l'AFP à Deraa depuis Nicosie.
M. Al-Assouad a accusé les forces de l'ordre d'"avoir utilisé des balles réelles" contre des manifestants qui participaient mercredi à des funérailles dans cette ville.
Un autre militant des droits de l'Homme a affirmé que le nombre des tués à Deraa et dans les localités voisines "dépassait les 150 morts".
Selon lui, "plusieurs personnes tuées étaient venues des villages voisins de Deraa pour participer aux funérailles".
Un précédent bilan fourni mercredi par des militants des droits de l'Homme et des témoins faisait état de quinze morts dans cette ville tribale de quelque 75.000 habitants à 120 km au sud de Damas en proie à des protestations depuis le 18 mars.
Les autorités ont imputé mercredi les heurts à un "gang armé", l'accusant d'avoir tué quatre personnes et "d'emmagasiner des armes dans la mosquée" al-Omari à Deraa. Elles ont aussi dénoncé "des parties étrangères qui continuent de propager des mensonges sur Deraa" et affirmé que des messages SMS, envoyés pour la plupart d'Israël, appellent les Syriens à provoquer des troubles.
Un mouvement de contestation sans précédent a débuté le 15 mars en Syrie à la suite d'un appel via une page Facebook intitulée "la révolution syrienne contre Bachar al-Assad 2011", à des manifestations pour "une Syrie sans tyrannie, sans loi d'urgence ni tribunaux d'exception".
De petites manifestations ont été dispersées dans la capitale, puis le mouvement s'est étendu au Sud.
Les Etats-Unis se sont déclarés "alarmés" par "la violence et les arrestations arbitraires", alors que le chef de l'ONU Ban Ki-moon a condamné la violence contre "des manifestants pacifiques".
Le président Bachar al-Assad, arrivé au pouvoir en 2000 après le décès de son père, n'est pas intervenu publiquement depuis le début des manifestations lancées.
Samir Aïta
Samir Aïta, économiste franco-syrien, rédacteur en chef du Monde diplomatique éditions arabes, président du Cercle des Économistes Arabes