Fil d'Ariane
La qualification terroriste écartée l'an dernier, il ne s’agit plus, le cas échéant, que de simples délits. Julien Coupat et ses amis sont soupçonnés, en gros, d'avoir causé la panne d’un TGV. Épilogue judiciairement modeste de 27 000 pages de procédure.
Le procès doit pourtant durer trois semaines et l’on en attend un spectacle sinon éclatant, au moins insolite : accusés accusateurs, police et justice dans un mauvais rôle, presse en flagrant délit de servilité.
Clou supplémentaire fortuit, les audiences seront les dernières de ce type dans le vieux Palais de justice de l’Île de la Cité, le tribunal correctionnel étant désormais transféré dans une tour moderne de la périphérie, fonctionnelle, sans éclat et sans histoire.
Or, d’histoire, il est précisément question dans l’affaire de Tarnac, même si le passé rappelé n'a que dix ans. Le temps d'une instruction à problèmes et rebondissements. Une éternité, qui a vu passer en France des terroristes d’un autre acabit.
C’est par le décor qu’il faut commencer. Nous sommes en 2008, an II du viril quinquennat de Nicolas Sarkozy. L’extase médiatique des premiers mois s'est émoussée. Les difficultés politiques et sociales pointent. Les côtes de popularité pâlissent.
Dans des cercles d’un pouvoir quelque peu fébrile, il est tentant de chercher un rebond dans les fondamentaux qui ont fait la victoire : en premier lieu, le thème sécuritaire.
Un ennemi intérieur serait le bienvenu, mais on en manque. La France qui s'est dissociée de l'invasion américaine de l'Irak n'est alors l'objet de nul attentat. Les communautés religieuses, islamiques en tête, sont courtisées par l’exécutif.
Les conflits sociaux donnent lieu à plus de scènes désespérées qu’à de grandes rebellions. Les dernières aventures violentes d’Europe de l’Ouest se sont fracassées près de trente ans plus tôt : Brigades rouges, Groupe Baader-Meinhof, Action directe.
Le gauchisme qui avait hanté la décennie post-soixante-huitarde n’effraie plus grand monde. Ses transfuges sont au pouvoir, ou juste à côté. Un ancien trotskiste a dirigé le gouvernement du pays, un autre la rédaction du Monde, un maoïste d’autrefois l'autre quotidien devenu libéral. Les drapeaux noirs anarchistes ne sortent plus que pour commémorer chaque année l'écrasement de la Commune.
Restée constante dans ses idées et ses perspectives, ce que l'on nomme l' « ultra-gauche », sans être un spectre redoutable, demeure une tâche de fond qui apparaît de temps à autres. Rien de bien structuré, a priori, mais une micro-galaxie radicale se référant à un communisme authentique teinté d'anarchisme, lointaine descendante du situationnisme et de différentes expériences ou réflexions politiques.
Quelques centaines de militants, d'un niveau d'instruction souvent élevé. La police voit sa main dans les fins violentes de certaines manifestations anti-CPE, mouvement étudiant et lycéen qui a fait, deux ans plus tôt, reculer gravement le gouvernement de Jacques Chirac.
Julien Coupat en est une figure discrète. Né 34 ans plus tôt dans une bonne famille bordelaise, ancien élève de l’ESSEC (l’une des deux grandes écoles de commerce française) et doctorant en sociologie, il a fondé en 1999 une revue philosophique, Tiqqun, d’inspiration autonome situationniste. En traduction policière : ultra-gauchiste. Peu charismatique mais non sans aura, il réunit autour de lui une communauté politico-philosophico-littéraire.
Dans son ouvrage auto-biographique « Où le sang nous appelle », l’écrivaine Chloé Delaume (1)évoque sa brève expérience à ses côtés, dans le XIème arrondissement de Paris. « Julien, écrit-elle, avec ses lunettes rondes, sa coupe stricte et ses joue rebondies, c’est un poupon avec une vieille dame dans la gorge, une vieille dame outragée qui le possède soudain ». Parlant du groupe :« Eux luttent encore comme des adolescents. (…) Nous déjeunons, puis réunion sur un thème important. Par exemple « La famille et son aliénation », « La question du Tuer le père », « Maternité, un pouvoir culturel », ce genre de sujets-là, le dimanche à 13 heures. »
Une œuvre collective en naît : « la théorie du Bloom ». Le texte décrit le naufrage d’une civilisation technophile et la « liquidation » de sa domination marchande par soulèvements et sabotages au XXIème siècle. Signé d’un Comité invisible, il ne manque pas d’attirer l’attention de ceux qui, déjà, les surveillent.
En pratique, le plus grand projet subversif du groupe rapporté par Chloé Delaume consiste à apparaître avec des masques blancs dans une émission de Canal Plus. Il n’aboutit pas.
En 2005, Julien Coupat s’installe avec ses amis à Tarnac, sur le plateau corrézien de Millevaches, ferme du « Goutailloux ». Ils tiennent l’épicerie associative du village.
En 2007 paraît non loin de leur mouvance « L'insurrection qui vient », texte de réflexion politique qui théorise, entre autres, la paralysie des réseaux comme moyen d'action révolutionnaire. « Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexe de tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. » Il est également signé du Comité invisible mais Julien Coupat démentira en être l’un des auteurs, ce que confirme l'éditeur, Eric Hazan. Le brûlot n'en contribue pas moins à le centrer dans le collimateur policier.
En janvier 2008, Coupat est photographié à New York par le FBI en compagnie de présumés anarchistes américains. Une fiche est transmise aux autorités française.
Le 11 avril, la Sous-Direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire demande au parquet de Paris l’ouverture d’une enquête préliminaire sur «une structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger et projetant de commettre des actions violentes».
Dès lors, Julien Coupat et les siens font l'objet d'une surveillance de chaque instant, mobilisant des dizaines de policiers. Le dossier d'instruction fait état de 15 000 heures d'écoutes. Un récent reportage d'Envoyé spécial (2) montre des photos de leur surveillance, traquant les moments les plus ordinaires de la vie quotidienne, dans la rue, au café. Des caméras sont installées à Tarnac en haut des arbres, filmant ou prenant des clichés à travers le feuillage.
Relevant un peu de la farce, le dispositif est évidemment repéré par les surveillés. Dans son interview, Coupat raconte ses nez-à-nez avec telle inspectrice qui parle vers un micro dissimulé au revers de sa parka.
Le fait qu'il évite ou contrarie les filatures sera retenu contre lui dans l'enquête, comme une confirmation de son « professionnalisme ». « La réalité, répond-t-il, c'est qu'eux-même font si mal leur boulot que vous ne pouvez pas vous empêcher de les voir ».
Il ne détecte pas, cependant, un indicateur des services secrets britanniques en mission, Mark Stone alias Mark Kennedy, prétendu militant de l'anti-mondialisme rencontré aux États-Unis, qui rend visite aux occupants de Tarnac (3). Ses renseignements ne fournissent pas de révélations déterminantes mais ils alimentent les polices. L'étau se resserre.
Le 3 novembre 2008, Coupat est vu a Vichy lors de manifestations contre un « Sommet de l'immigration » qui donnent lieu à des affrontements violents. Il n'y participe pas directement mais la police le considère comme meneur. Il y a chanté au mégaphone, lui rappellera plus tard un enquêteur, une chanson subversive sur l‘air de Maréchal, nous voilà : « Nicolas nous voilà, devant toi le sauveur de la France / Nous jurons pauv’taré de te pendre à ton croc de boucher »
Quatre jours plus tard, la ligne de TGV Paris-Strasbourg fait l'objet d'un sabotage en Seine-et-Marne. Un crochet de fer déposé sur son caténaire. Rien qui puisse causer mort d'homme ni déraillement mais assez pour provoquer une panne et de sérieux dégâts.
Or, Julien Coupat – toujours sous surveillance – a été repéré avec sa compagne dans la région du dit sabotage. Où exactement ? Assez près pour en être l'auteur ? L'est-il effectivement ? Versions policières et celle de Julien Coupat s'opposent et c'est à cette question que sont, neuf ans et quatre mois plus tard, supposés répondre les juges.
Le 11 novembre 2008, en tout cas, 150 policiers cagoulés font irruption à Tarnac, 320 habitants, et dans la ferme du Goutailloux. Julien Coupat et neuf autres personnes y sont arrêtés et embarqués en présence des caméras de France 3, dans une sorte de western radio-télé-diffusé.
C'est le début d'une autre affaire : à la fois politique, médiatique, policière et judiciaire.
Alors que se poursuivent les perquisitions, le triomphe de la ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie fait l'ouverture des journaux télévisés qui célèbrent le « coup de filet ».
Ce dernier a arrêté à temps, dit-elle « des individus qui se caractérisent par le rejet de tout dialogue démocratique et par un discours extrêmement violent ». Le Procureur de Paris Jean Claude Marin renchérit: « Il n'est pas exclu que ce groupe ait envisagé des actions plus violentes, et notamment contre des personnes ».
Les grands médias relayent avec ardeur l'exploit qui a protégé la France du danger ultra-gauchiste. Dès 13 heures, France 2 plante le décor. « Le commando avait fait de ce village en Corrèze son QG, commente Audrey Goutard. C’est ici que les principaux membres ont été arrêtés ce matin. Ils vivaient dans une petite épicerie, tapis dans l’ombre. (…) . Faire le coup de poing dans les conférences internationales (…) ne leur suffisait plus. Le groupe a décidé de rentrer en clandestinité et de s’installer en Corrèze. Plus de téléphone, plus d’Internet mais des actions comme celles commises sur les voies ferrées » .
Le 20 heures de David Pujadas ouvre sur l'événement et lui consacre trois « sujets », reprenant toujours la seule version policière, enrichie d’interviews de « spécialistes de l'ultra-gauche ». Commentaires des journalistes :« l'enquête n'a pas traîné » , « le chef du commando a été arrêté avec ses principaux lieutenants ».
La presse écrite du lendemain est à l'unisson : « Mobilisation générale contre les sabotages », titre le Figaro. « L'ultra-gauche déraille », confirme de toute sa Une Libération.
A l’assemblée nationale, Michèle Alliot-Marie insiste sur le danger terroriste d’extrême-gauche : « la démocratie ne saurait tolérer une expression qui soit radicale et qui soit violente. Nous ne la tolérerons pas (applaudissements) ».
Le président de la République Nicolas Sarkozy salue « l'efficacité et la mobilisation des forces de police et de gendarmerie dans cette enquête ».
Le 14 novembre, le procureur Marin détaille la mise à jour d’une « cellule invisible » ayant pour objet « la lutte armée ». Un nom derrière la menace : Julien Coupat, « le dirigeant d'une structure à vocation terroriste ». Le refus de ce dernier de répondre à toute question - qu'il conservera constamment malgré sa détention – est porté à sa charge.
La revendication dans les jours suivants de sabotages identiques par des anti-nucléaires allemands ne recueille aucun intérêt.
Bien vite, pourtant, le récit officiel laisse percer un trouble grandissant. Julien Coupat est libéré après six mois malgré sa dangerosité alléguée. De rebondissement en révélation, l’enquête révèle plus que des failles : des béances qui ne cesseront de grandir au fil des ans. Elles se résument ainsi :
Il n'existe aucune preuve de la participation de Julien Coupat au sabotage de la caténaire. Pas de traces ADN, pas de témoin directs.
Toute l'accusation repose sur le récit des policiers supposés le suivre, avec sa compagne, durant la nuit fatidique.
Après un long parcours en voiture, le couple serait parvenu aux abords de la voie ferrée. Il aurait alors stationné sur un chemin assez longtemps pour – déduction à défaut de preuve irréfutable - commettre son forfait hors des regard de ses suiveurs, à la faveur de la nuit. Les détails sont consignés dans le PV 104, pièce maîtresse de l'accusation … et de la défense.
Car, outre qu'aucune photo n'a cette fois été prise au cours de cette filature - qui aurait mobilisé douze véhicules et dix-huit policiers -, le dit procès-verbal est manifestement truffé d'incohérences presque loufoques. Il mentionne, empruntées par le couple et ses suiveurs, des routes qui n'existent pas, des souterrains qui sont des ponts. Il est, en outre, peu logique qu’il ait risqué une telle action à ce moment où il se savait étroitement surveillé, et peut-être vu.
Plus qu’à un rapport de policier sur le terrain, le PV ressemble à une reconstitution ultérieure à partir d'une carte inexacte d'un site internet. Un document un peu arrangé a posterori, suggèrent aujourd'hui des sources policières, mais dont l'essentiel est vrai. L’argument risque de paraître faible à l’audience.
Un certain témoin 42, découvert après quatre jours de garde à vue, fait état, sous couvert d'anonymat, d'intentions et de propos meurtriers dans la bouche de Julien Coupat, présenté comme un gourou régnant sur une secte. « Julien Coupat exprimait le fait que même si le moment n’était pas encore venu, il pourrait un jour être envisagé d’avoir à tuer car la vie humaine a une valeur inférieure au combat politique. Julien Coupat se délectait des mots « guerre et « attentats ».
Si la formulation – miraculeusement opportune – exprime plus la langue policière que de celle de Karl Marx ou Rosa Luxemburg, on peut encore envisager l’effet de la transcription par le fonctionnaire.
Hélas ! Une année plus tard exactement, le « témoin anonyme » apparaît au grand jour, filmé par TF1. Il s’agit d’un éleveur du Puy-de-Dôme voisin qui passait parfois à la maison de Tarnac. Il révèle avoir signé des aveux entièrement faux, sous pression policière.
Pourtant, il faudra encore huit ans et une décision de la Cour de cassation pour que le témoignage 42 soit officiellement éliminé de la procédure. La Cour, par le même arrêt décide l’abandon de la qualification de « terrorisme ».
Conséquence technique d’une faillite de l’accusation, le revirement prend aussi acte d’une autre évidence : les temps ont changé.
L’idée de terrorisme, dans la France de ces dernières années, s’est revêtue d’un charge nouvelle et plus grave, qui cadre mal avec le pittoresque – fut-il activiste ou même « violent » - d’intellectuels anarcho-situationnistes assez rêveurs établis en communauté.
Le public est moins partant pour l’hystérie ; les pouvoirs politiques et judiciaires moins intéressés à combattre un ennemi aussi imaginaire que le Comité du même nom.
Julien Coupat vit toujours entre la Corrèze et Paris. Devenu plus loquace à la veille de son procès, il n’a jamais rien avoué, rien renié non plus de ses engagements.
Il continue d’écrire. On l’a vu dans le mouvement Nuit Debout, l’occupation de la Place de la République au printemps 2016.
On croit parfois l’apercevoir aux avant-postes de telle manifestation. Apparition incertaine et fugace, dans le brouillard des gaz lacrymogènes. On le dit toujours surveillé de près par une institution policière qui a quelques motifs de lui garder rancune.
On le voit plus sûrement, depuis ce 13 mars, un peu arrondi, participer combatif mais sans émotion démesurée à l’un des procès les plus médiatiques de ces dernières années, le sien, déjà surnommé fiasco judiciaire par une presse oublieuse de ses propres turpitudes.
On ne l’imagine plus très bien faire dérailler des trains.
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(1) Ouvrage autobiographique écrit avec Daniel Schneidermann (Où le sang nous appelle, éd. du Seuil, 2013)
(2) Envoyé spécial du 8 mars 20018, France 2
(3) Démasqué deux ans plus tard en Grande-Bretagne, il est passé dans le secteur privé.