Carnet de route, épisode 1

Tchéquie : l’Orient, le crayon et le minaret (1/2)

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Lednice minaret

Le minaret de Lednice, classé "héritage culturel national" par l'État tchèque, est l'un des lieux les plus visités du pays.

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C’est le plus haut minaret d’Europe. Avec son croissant doré qui brille dans le ciel morave, à 60 m au-dessus du sol, il dépasse de 5 m celui de la mosquée-cathédrale de Cologne. Il surpasse plus encore ceux de Rotterdam, de Rome et de Paris, lequel plafonne à 37 m. Gravé sur son fronton, en caractères arabes, le credo « Il n’est de dieu que Dieu et Mahomet est son Prophète », consacre sa vocation au culte.

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Le plus haut minaret d'Europe

Il ne déparerait pas Ispahan, Jérusalem, Fez ou Constantinople-Istanbul. Sauf qu’il se dresse sur le sol tchèque, à Lednice, en Moravie-du-Sud. Un vieux pays jadis très chrétien, de nos jours plutôt agnostique ou athée. Un Tchèque sur deux se déclare sans religion.

Splendide, solitaire entre bois et étangs, le minaret reste muet. Aucun chant de muezzin n’en est jamais sorti. Il n’en est pas moins le « clou » d’un « Paysage culturel », un label officieux qui s’applique à l’ensemble Lednice - Valtice, deux chefs-lieux qui englobent cet ex-fief morave des princes de Liechtenstein. 

MInaret d'Europe

La mosquée que surplombe le minaret est le plus grand lieu de culte "islamique" construit hors pays d'islam. 

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D’une superficie de 283 km2, - plus de la moitié de l’archipel de Malte ! -, le domaine est un joyau de l’art du jardin, anglais et français, un album à ciel ouvert de châteaux, de pavillons de chasse et de monuments baroques, néo-classiques, néo-gothiques, néo-mauresques, le tout baigné par des méandres qu’enjambent, ici et là, de jolis ponts de bois ou de pierre.

Digne d’un conte des Mille et Une Nuits, l’histoire du minaret est aussi bizarre que l’endroit où il se dresse est inattendu. Il était une fois une prince, Alois 1er de Liechtenstein, qui voulait bâtir, à la fin du XVIIIème siècle, une chapelle au bourg de Lednice. L’Eglise refuse de lui céder un lot de terrain. Déconfit, et furieux, il décida d’ériger une mosquée flanquée du plus altier minaret sur son propre domaine. 

Inventeur du crayon à mine, architecte du minaret

Il confie le projet aux bons soins de l’architecte autrichien Josef Hardtmudth, connu pour sa passion de l’Orient islamique, nonobstant la rivalité opposant la maison Habsbourg à l’empire ottoman. Quand il invente le crayon à papier, il le baptisa Koh-i-Noor, du nom arabo-persan –le Mont d’Or », du plus gros diamant connu alors.

Deux siècles après, le joyau est à Londres, il scintille sur la Couronne britannique ; quant au nom Koh-i-Noor, il est toujours le label du leader planétaire du crayon à papier, dont le siège historique se trouve encore à Ceske Budejovice, en Bohême-du-Sud. Une fierté du pays, à l’instar de Bata, de Skoda ou du… minaret de Lednice, déjà classé "héritage culturel national" par l’État tchèque et inscrit sur la liste du Patrimoine mondial par l’Unesco.

Il n’y a pas symbole plus éloquent du rapport séculaire des Tchèques avec l’Orient que ce monument hors pair. Un rapport qui remonte au XVIème siècle, un rapport d’échanges fructueux et de préjugés réciproques, un rapport aussi intime qu’équivoque. 

A lui seul, il reflète la part d’ombre et de lumière, il inspire fierté et frilosité : mosquée sans culte, « clocher » sans muezzin ni appel, le plus haut d’Europe, certes, mais dans le pays européen où il y a le moins de musulmans, et nulle part ailleurs un lieu de culte doté d’un minaret, pas plus à Brno, à Olomouc qu’à Prague.

Conscient du caractère historique de ce rapport à l’Orient et depuis peu soucieux de le valoriser au mieux, le ministère de la Culture a édité, courant 2022, un ouvrage illustré au titre

Médaille

Médaille commémorant le voyage de Fouad 1er à Prague en 1929. Les allégories des deux nations, Isis pour l'Égypte, se donnent la main.

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on ne peut plus éloquent : « La Tchécoslovaquie en Orient et l’Orient en Tchécoslovaquie 1918-1938 ». On y découvre un pays ouvert, un peuple créatif, un Etat extraverti qui exporte à tout crin des produits dont raffole tout l’Orient. Et cela va du wagon de train au paquet de tabac en passant par la voiture, le crayon à papier. Mieux, la ville de Novy Jicin, en Moravie-du-Nord, n’a pas perdu sa vocation -déjà bicentenaire !- de capitale mondiale du fez, le couvre-chef musulman, qui se porte d’Istanbul à Alger et de Bagdad à Tripoli en passant, bien entendu, par La Mecque, Médine et Jérusalem.

1918-1938 ! La période mise en valeur par l'ouvrage correspond aux vingt ans de souveraineté nationale d’un pays jaillit des ruines de la Grande Guerre. Un vénérable album de famille, illustré de gravures et de photos d’époque, où l’on voit défiler du massif anatolien au désert arabique, écrivains voyageurs, négociants, philologues, explorateurs, archéologues ou orientalistes. Ils furent tout à la fois les ambassadeurs de l’Europe en Orient et ceux de l’Orient en Europe. Ils ont voulu, su et pu tisser des liens, jeter des ponts entre deux civilisations par-dessus les conflits d’intérêts et autres préjugés raciaux.

À l’instar de tous les bâtisseurs, les pères de la Tchéquoslovaquie ont eu des précurseurs, ce sont ces Tchèques qui déjà sous la Maison Habsbourg, dès le milieu du XVIème siècle, ont tôt établi des rapports fructueux avec les Orientaux. Ces rapports ont pris un virage crucial après le Congrès de Berlin, tenu mi 1878, où l’empire ottoman fut contraint de céder à son rival et voisin austro-hongrois sa riche province de la Bosnie-Herzégovine.

Des rapports fructueux avec les Orientaux

Accourus de Moravie, de Silésie et de Bohême, banquiers, architectes, patrons de journaux, ingénieurs, aventuriers ou artistes, ils s’y installent par milliers. Sarajevo s’anime, la « Jérusalem des Balkans », s’ouvre grâce à eux au vaste monde. Slavophiles – dix ans plus tôt, le premier congrès panslave s’était déjà tenu à Prague – ils s’émerveillent d’y trouver des « frères » serbo-croates convertis à l’islam, des Bosniaques musulmans.

Ils découvrent, entre autres surprises, que le couvre-chef, le fameux fez, couleur amarante, que portent leurs « frères » bosniaques est importé de… Novy Jicin, où une fabrique dédiée en exporte, et ce depuis le début du XIXème siècle, jusqu’à un million et demi par an pour tout l’empire ottoman. Idem pour les crayons Koh-i-Noor, qu’exige toujours plus l’essor de l’instruction publique. Un débouché vital pour la production « nationale ». L’actuel pays tchèque abrite alors le cœur industriel de l’empire.

Un Eldorado, aussi. Anna Bayerova, deuxième femme tchèque médecin n’est pas autorisée à exercer en Autriche-Hongrie. Qu’importe, à Tuzla, en Bosnie-Herzégovine, elle est la première à prêter serment, le 8 janvier 1892, pour y exercer l’art médical. L’événement est unanimement applaudit à Prague, qui y voit un « victoire « tchèque, à la barbe de l’empire. Son dévouement aux soins et au bien-être de ses « sœurs » slaves musulmanes est tel qu’un monument en son honneur y est inauguré, le 12 juillet 2007, dans la cour de l’hôpital Gradina, le plus grand de la ville.

Fez autocollant

Un modèle d'autocollant apposé sur chaque fez fabriqué à Novy Jicin, en Tchécoslovaquie.

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La Bosnie-Herzégovine, cet Orient proche

Expérience historique unique, c’est donc hors chez soi, en Bosnie-Herzégovine ottomane, sous mandat austro-hongrois, que les Tchèques prennent conscience de leur pouvoir de bâtir un pays. Du "nation-building" avant la lettre. D'autant plus vivement que la fin du XIXème siècle est une époque charnière où un monde se meurt et un autre se profile à l’horizon. Au déclin amorcé des empires, et d’abord l’austro-hongrois et l’ottoman, correspond l’essor de l’idée nationale des peuples qui s’y agglutinent. Trois hommes, issus de la Moravie, jouent déjà, chacun dans son régistre propre, un rôle crucial dans le devenir de leur peuple : Tomas Garrigue Masaryk, Alois Musil, Alfons Mucha. Tous trois ont à cœur l’Orient que l’évolution chaotique du monde replace plus que jamais au beau milieu de l’échiquier international.

Au tournant du XXème siècle, Tomas G. Masaryk est, à cinquante ans, un homme hors du commun. Grand voyageur, pédagogue, journaliste, essayiste, enseignant, militant panslave. Indépendantiste, il fonde le Parti progressiste tchèque. Séculier, moderniste, il se fait l’éducateur du peuple, pourfendant les croyances archaïques, ce qui le conduit à dénoncer le procès inique intenté à un juif accusé de crime rituel, accusation qu’il juge indigne de la nation tchèque civilisée qu’il entreprend d’émanciper, en union avec la slovaque.

L’Exposition Paris 1900 bat alors son plein. Un artiste tchèque Alfons Mucha y triomphe. Il a dix ans de moins que Masaryk mais il brûle d’un feu égal pour l‘émancipation de son pays. Panslave convaincu, il accepte de concevoir, aux frais de Vienne, le pavillon de la Bosnie-Herzégovine, pour ce grand rendez-vous international. Il se passionne pour le projet, se rend à Sarajevo, arpente la province. Lui aussi s’émeut de voir des « frères » slaves convertis à l’islam.

Alphonse Mucha

L'Apothéose des Slaves, une des fresques de L'Épopée slave d'Alphonse Mucha, exposée au musée dédié à Moravsky Krumlov. 

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Si l’aspect extérieur évoque un fort islamique, l’intérieur du pavillon, érigé en bordure de la Seine, recèle une facette inédite du travail de l’artiste. Une frise immense y déploie une « Allégorie de la Bosnie offrant ses fruits à l’Exposition », une fresque du volet bosniaque, y compris musulman, de l’épopée slave. « Je pense désormais avec assiduité, au seuil de ce nouveau siècle, écrit-il, à la façon dont je pouvais modestement, être utile à mon propre peuple. »