Fil d'Ariane
La tribune "Il est temps de démanteler Facebook" de Chris Hugues — l'un des cofondateurs de Facebook — publiée dans le quotidien américain New York Times ce 9 mai 2019, tombe très mal. Pour Mark Zuckerberg, comme pour son interlocuteur du jour, Emmanuel Macron. Le jeune patron — tout puissant — de la multinationale Facebook (valorisée en bourse à plus de 460 milliards de dollars) est en effet reçu aujourd'hui à l'Elysée par le Président français, 5 jours avant le début de la deuxième édition du "Tech for Good", le salon des entreprises technologiques désireuses de "participer au bien commun". Comme l'année dernière.
Sa capacité à surveiller, organiser, ou même censurer les conversations de deux milliards de personnes est sans précédent
Chris Hugues, à propos de Mark Zuckerberg dans sa tribune du New York Times
A l'ordre du jour de la discussion, le bilan de la collaboration entamée il y a un an entre l'entreprise californienne et l'Etat français pour "réguler les contenus haineux et les fausses informations" (Voir encadré en fin d'article : "Retour sur les négociations entre Mark Zuckerberg et Emmanuel Macron"). Mark Zuckerberg répète — depuis 3 mois — qu'il fait son possible pour empêcher les mauvaises utilisations de son réseau social, jusqu'à réclamer une "régulation d'Internet" par les Etats ! Comment alors interpréter cette tribune — à charge — de son ex-associé Chris Hugues demandant le démantèlement de Facebook, tandis qu'Emmanuel Macron continue de vouloir nouer des partenariats avec la multinationale pour réguler l'information française sur Facebook ?
Ventes et partages illégaux de données, influence des utilisateurs, manipulations électorales, création de "bulles de filtres", censures erratiques, failles de sécurité : la liste des reproches à l'encontre de Facebook depuis deux ans s'allonge sans cesse, et malgré les déclarations rassurantes de son PDG, les problèmes semblent plus s'accentuer que se régler. L'ancien co-créateur du réseau social Facebook, Chris Hugues, établit des constats sans concessions sur l'entreprise dans sa tribune du New York Times du 9 mai, dont en premier lieu, celui du pouvoir exagéré de Mark Zuckerberg : "L’aspect le plus problématique du pouvoir de Facebook est le contrôle unilatéral de Mark sur la parole des utilisateurs. Sa capacité à surveiller, organiser, ou même censurer les conversations de deux milliards de personnes est sans précédent".
L'ex-étudiant d'Harvard avoue avoir rencontré Mark Zuckerberg pour la dernière fois en 2017, un mois avant le début du scandale Cambridge Analytica.
Mark seul peut décider comment configurer les algorithmes de Facebook pour déterminer ce que les gens voient dans leurs fils d’actualités, quels paramètres de confidentialité ils peuvent utiliser et même quels messages sont livrés.
Chris Hugues, dans la tribune "Il est temps de démanteler Facebook"
Après avoir souligné la "très grande humanité" de son ancien associé qui "n'a pas changé", Hugues explique dans sa tribune pourquoi il pense que son ami de 15 ans est devenu un "monstre de puissance malgré lui" et que cette situation lui semble intenable : "L’influence de Mark est stupéfiante, bien au-delà de toute autre personne du secteur privé ou même d'un gouvernement. Il contrôle trois plates-formes de communication essentielles - Facebook, Instagram et WhatsApp - utilisées par des milliards de personnes chaque jour. Le conseil d’administration de Facebook fonctionne plus comme un comité consultatif que comme un organe superviseur, car Mark contrôle environ 60% des actions avec droit de vote. Mark seul peut décider comment configurer les algorithmes de Facebook pour déterminer ce que les gens voient dans leurs fils d’actualités, quels paramètres de confidentialité ils peuvent utiliser et même quels messages sont livrés. Il définit les règles permettant de distinguer les discours violents et incendiaires des discours simplement offensants, et il peut choisir de bloquer un concurrent en l'acquérant, en le bloquant ou en le copiant."
Voilà pour l'essentiel des reproches que formule Chris à l'égard de son vieil ami Mark sur le pouvoir personnel de ce dernier.
Le modèle commercial de Facebook repose sur une capture maximale de notre attention afin d’encourager les gens à créer et à partager plus d’informations sur qui ils sont et ce qu’ils veulent être.
Chris Hugues : "Il est temps de démanteler Facebook".
Mais au delà du pouvoir exorbitant de Mark Zuckerberg, c'est aussi l'impossibilité pour l'entreprise aux 2,7 milliards d'utilisateurs de s'autoréguler afin de changer son orientation, que Chris Hugues souligne : "Mark est une personne bonne et gentille. Mais je suis fâché que sa concentration sur la croissance [de l'entreprise] l’ait conduit à sacrifier la sécurité et le civisme pour des clics. Je suis déçu par moi-même et la première équipe de Facebook, de ne pas avoir réfléchi davantage à la manière dont l’algorithme News Feed pourrait changer notre culture, influencer les élections et mettre en avant des dirigeants nationalistes. Et je suis inquiet que Mark se soit entouré d’une équipe qui renforce ses convictions au lieu de les contrer."
Emmanuel Macron a décidé d'intégrer Facebook comme partenaire de l'Etat dans une grande réflexion autour de la "régulation de l'information" sur Internet, et ce depuis un an. En parallèle, depuis le printemps 2017, les services CheckNews de Libération, les Décodeurs du Monde, Les Observateurs de France 24, AFP Factuel et 20 Minutes font la chasse aux "infox" sur le réseau social Facebook : ces médias sont donc rémunérés par la multinationale, qui — poussée par diverses actions en justice à son encontre — a appelé le 30 mars dernier à de nouvelles réglementations de la part des pouvoirs publics pour "renforcer la suppression des contenus violents et haineux, garantir l’intégrité des élections, accentuer la protection de la vie privée et la portabilité des données".
> Lire notre article : Quand Google et Facebook chassent les "fake news"
Facebook appelle les gouvernements à faire faire… tout ce qui lui est justement reproché ! Ce qui, selon Chris Hugues, a peu de chances d'aboutir avec l'entreprise de Mark Zuckerberg, puisque le modèle commercial même de Facebook en pâtirait. "Le modèle commercial de Facebook repose sur une capture maximale de notre attention afin d’encourager les gens à créer et à partager plus d’informations sur qui ils sont et ce qu’ils veulent être. Nous payons Facebook avec nos données et notre attention, et quelle que soit la mesure utilisée, elle n’est pas bon marché", explique l'ex-associé de la firme, après une longue explication sur les méthodes de copie des produits concurrents ou de leur rachat par la firme de Zuckerberg pour étouffer tous ce qui pourrait émerger de similaire ou d'innovant dans son "pré-carré numérique".
Mark Zuckerberg ne peut réparer Facebook, mais notre gouvernement en a les moyens.
Chris Hugues, "Il est temps de démanteler Facebook"
Les pratiques de Facebook pour écraser la concurrence et dominer le marché des réseaux sociaux — ainsi que celui des applications de communication — sont d'une telle agressivité, selon Hugues, que celui-ci s'inquiète de ce monopole qui permet à la firme d'imposer ses vues à des Etats en devenant un outil de domination mondiale —au point de nuire définitivement aux libertés et à la liberté d'expression. Un État comme la France, voulant collaborer avec Facebook pour une régulation de l'information sur Internet, ne fait-il pas comme le paysan qui décide de faire garder son poulailler par un renard ? C'est un peu la question que pose Chris Hugues qui appelle à ce que Facebook soit démantelée en rendant à minima totalement indépendantes toutes les entreprises qu'elle a achetées…
En 2018, Emmanuel Macron avait déclaré vouloir "faire de la France le pays qui invente la régulation de la nouvelle économie, pour réconcilier la technologie et le bien commun", lors du premier "Tech For Good". Une mission de fonctionnaires français est allée depuis lors, voir "comment Facebook repérait et censurait" les publications problématiques sur son réseau social. L'idée centrale qui semble se dessiner est donc celle d'une régulation entre État et Plateformes privées où ces dernières s'engageraient à filtrer tous les contenus considérés comme "illicites" ou incitant à la haine, propageant des fausses rumeurs, etc. Il faut dire que deux mois après le massacre de 51 personnes dans deux mosquées de Nouvelle-Zélande et retransmis en direct sur Facebook, Mark Zuckerberg a du mal à se justifier. Ses différentes tribunes pour expliquer que les algorithmes censés empêcher la diffusion de contenus terroristes (ou illégaux) fonctionnaient à merveille ont été démolies par la vidéo du criminel d'extrême droite néozélandais. Celle-ci est d'ailleurs toujours visible sur Internet malgré les nombreuses demandes de retrait.
Loi contre les "fake news", Réglement général pour la protection des données (RGPD), filtrages administratifs de sites, condamnations judiciaires pour des publications Facebook, surveillance des échanges du réseau par des "boites noires" : l'État français est déjà dôté de nombreux outils pour surveiller et réguler Internet.
Facebook serait-elle la dernière épine dans le pied du législateur pour parvenir à affirmer sa capacité à censurer de façon efficace les informations en ligne considérées comme criminelles, illicites ou simplement dérangeantes ? Si jusque-là l'entreprise californienne revendiquait haut et fort sa capacité à garantir la liberté d'expression sur son réseau, il semble que ses ennuis judiciaires et les reproches qu'elle subit l'orientent plutôt désormais vers une forme de "plateforme de filtrage sous contrat avec les États", et garante de la "bonne tenue des échanges en ligne". La proposition de loi "contre les contenus haineux sur Internet" de la députée macroniste Laetitia Avia en mars dernier va dans ce sens. A moins que Chris Hugues n'ait raison quand il affirme que "Mark Zuckerberg ne peut pas réparer Facebook, mais notre gouvernement en a les moyens" ?
Des parlementaires américains dont la candidate démocrate Elizabeth Warren ont réagi dans ce sens : Facebook doit être démantelée selon elle. Pour le bien de tous. Ses utilisateurs au premier chef. De l'autre côté de l'Atlantique la fime de Mark Zuckerberg n'est plus du tout en odeur de sainteté, avec ou sans promesses d'améliorations de son PDG tout puissant.
Retour sur les négociations entre Mark Zuckerberg et Emmanuel Macron
A sa sortie de l'entrevue avec Emmanuel Macron, au sujet de" la régulation des contenus haineux sur les réseaux sociaux", Mark Zukerberg a fait quelques déclarations à des journaliste du Monde :
"Nous avons lancé cette expérimentation [avec le gouvernement français], et nous avons été très impressionnés par le sérieux de leur travail pour comprendre les systèmes que nous avons mis en place, et les défis que ces questions représentent. Je me sens conforté et optimiste vis-à-vis du futur cadre juridique qui sera mis en place. Ça va être difficile, il y aura des choses avec lesquelles nous ne serons pas d’accord, mais pour que les gens aient confiance en Internet, il doit y avoir de bonnes régulations."
Les propositions du président de la République pour réguler les contenus jugés haineux sur les réseaux sociaux sont de plusieurs ordres. Le premier concerne la responsabilité des plateformes en cas de "manquement aux obligations de transparence et d’application de la modération des contenus haineux" : la France propose de sanctionner ce manquement [des plateformes] par une amende de 4 % du chiffre d'affaires mondial de l'entreprise concernée. Un responsable des affaires publiques de Facebook, Paul Allan, a souligné que ce copié-collé du RGPD pourrait vite devenir absurde : "vous pourriez avoir vingt-cinq pays qui vous mettent une amende de 4 % de votre chiffre d’affaires pour le même manquement, et cela ferait 100 % du chiffre d’affaires".
Sur "l’accès à l’information interne et aux algorithmes" (par les services de régulation de l'Etat), Emmanuel Macron a prévu des "audits" mais aussi des "accès privilégiés" aux algorithmes du réseau social. Là encore, Facebook par la voix de Paul Allan s'inquiète : "Quel sera le niveau d’intrusion des demandes formulées par le régulateur pour accéder à des données sur les performances de nos systèmes ? (…) Comment cela fonctionnera-t-il en pratique ? Nous demander de donner toutes les communications des employés de Facebook, ce n’est pas possible. Or, si vous regardez la manière dont c’est formulé dans le rapport, cela peut être interprété comme cela."
L'harmonisation au niveau européen que propose la France est saluée par Facebook, qui voit là une facilité, puisque devoir appliquer une règle spécifique par pays est plus complexe qu'une seule pour les 27.
La suppression des contenus haineux « manifestement illicites » dans un délai de 24 heures (déjà inscrite dans la loi allemande) pose par contre problème à Facebook qui juge le texte assez répressif et "pousse les réseaux sociaux à censurer des propos légaux pour éviter les lourdes sanctions."