Technologies numériques : "Dieu seul sait ce qu'ils font aux cerveaux de nos enfants"

Les effets délétères de la "surexposition des enfants aux écrans" sont désormais connus du grand public. Ce qui l'est moins, c'est que la plupart des créateurs des technologies numériques les plus utilisées sur la planète interdisent à leurs propres progénitures toute utilisation de ces outils. Explications.
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Les enfants et le numérique
(Photo : AP Photo/Kiichiro Sato)
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Les déclarations de Bill Gates au sujet de l'interdiction faite à sa fille d'avoir un smartphone avant l'âge de 14 ans avaient semé le trouble : pourquoi l'un des patrons les plus importants et influents de l'industrie numérique ne voulait-il pas que ses propres enfants accèdent aux outils qu'il avait conçus et vendus depuis 40 ans ? La réponse de Gates au journal The Mirror en 2017 en avait surpris plus d'un, mais restait convenue : "Il faut toujours chercher dans quels cas les écrans peuvent être utilisés d'une bonne manière – les devoirs, ou rester en contact avec ses amis – et dans quels cas cela devient excessif", avait pédagogiquement expliqué le créateur de Microsoft.


Dieu seul sait ce qu'ils font aux cerveaux de nos enfants.

Sean Parker, ancien président de Facebook à propos des effets sur les enfants provoqués par le réseau social 

Mais Bill Gates n'est pas le premier capitaine d'industrie du numérique à avouer brider, voire empêcher ses enfants d'accéder à ces technologies. Steve Jobs, en 2011, ne s'en cachait pas :  "Nos enfants n'ont pas utlisé l'Ipad, nous limitons la technologie que nos enfants ont le droit d'utiliser à la maison." Le biographe du patron d'Apple, Walter Isaacson, indiquait dans une interview au New York Times que "Jamais personne ne sortait un iPad ou un ordinateur chez les Jobs. Les enfants n'avaient pas l'air accros à ces appareils. Chaque soir, Steve insistait pour dîner sur la longue table de leur cuisine afin de discuter de livres et d'histoire".

Ces exemples pourraient rester anecdotiques s'ils ne concernaient que ces deux grandes figures de la micro-informatique — devenue l'immense écosystème numérique en réseau d'aujourd'hui — mais ce n'est pas le cas. Les enfants des concepteurs et vendeurs des produits numériques de la Sillicon Valley sont majoritairement coupés des écrans et des technologies que leurs parents conçoivent et vendent. Au point qu'ils bénéficient d'une école alternative… déconnectée. 


Les écoliers qui utilisent très souvent des tablettes et des ordinateurs ont tendance à moins bien réussir que ceux qui les utilisent modérément.Andreas Schleicher, directeur de l'éducation de l'OCDE

Ceux qui savent… 

Sean Parker, l'un des créateurs de Facebook — associé de la première heure à Mark Zukerberg et ancien président de l'entreprise — après avoir démissionné, a déclaré à propos des concepteurs et ingénieurs du réseau social aux 2 milliards d'utilisateurs : "Dieu seul sait ce qu'ils font aux cerveaux de nos enfants". L'ancien président de Facebook parle là des méthodes issues des sciences cognitives qu'utilise le réseau social pour inciter ses utilisateur à cliquer sur des mentions, partager et rester le plus possible en ligne, ne plus pouvoir se passer de l'outil. 

> Lire notre article :"Plateformes numériques et économie de la donnée : comment nos cerveaux sont-ils influencés ?"

"L'idée qu'une app ou un iPad puisse mieux enseigner à mes enfants comment lire ou faire des maths est ridicule." : cette phrase est celle d'un cadre de Google, Alan Eagle, interrogé par le New York Times, et elle n'est pas isolée.  Le directeur de l'éducation de l'OCDE, Andreas Schleicher, expliquait au Guardian en 2015 que "Les écoliers qui utilisent très souvent des tablettes et des ordinateurs ont tendance à moins bien réussir que ceux qui les utilisent modérément."

Toutes ces affirmations de spécialistes des technologies numériques, de l'éducation et fins connaisseurs des effets induits par leur utilisation quotidienne — au niveau des capacités cognitives, de l'apprentissage, de la mémoire, du comportement — ne sont pas gratuites et trouvent une issue concrète en termes pédagogiques. Au point que la Silicon Valley se soit dotée d'une école alternative, la Waldorf School of the Peninsula, plébiscitée par de nombreux cadres des startups numériques pour permettre à leurs enfants de bénéficier d'une éducation de qualité, basée sur les arts, les travaux manuels, la lecture de livres papier, déconnectée et sans écrans !
 
Waldorf school

Les enfants doivent-ils vraiment utiliser les technologies numériques ?

Les applications sur smartphones, tablettes, ordinateurs sont pensées pour procurer du plaisir à leurs utilisateurs : les couleurs, sons, animations, propositions, alertes, attirent et captent l'attention au maximum. Des problèmes d'addiction à ces outils surviennent donc, nécessairement, et sont désormais connus des médecins et psychologues, qui proposent des aides pour permettre aux personnes ultra-dépendantes d'essayer de décrocher.  Mais un adulte qui se laisse piéger par le tout écran n'est pas autant affecté qu'un enfant : les capacités cognitives, sociales, émotionnelles de ce dernier sont en cours de constitution. Les troubles générés chez l'adulte par une addiction aux écrans ne sont donc pas les mêmes que chez les moins de 15 ans.

Une tribune publiée dans Le Monde par des professionnels du soin, intitulée « La surexposition des jeunes enfants aux écrans est un enjeu majeur de santé publique », a sonné l'alarme une première fois en France il y a un peu plus d'un an : 

"La surexposition aux écrans est pour nous une des causes de retard grave de développement sur laquelle nous pouvons agir de façon efficace. Ces symptômes ont un coût pour la société qu’il est urgent d’évaluer. Aujourd’hui, ces enfants sont adressés systématiquement pour un bilan hospitalier puis pour une prise en charge multidisciplinaire et entrent dans le champ du handicap. La première intention de tout professionnel de l’enfance devrait être de poser la question de l’exposition aux écrans. Ce problème doit être un enjeu de santé publique."

(Extrait de la tribune du "Monde" du 31 mai 2017 : « La surexposition des jeunes enfants aux écrans est un enjeu majeur de santé publique »)

En réalité, il semble qu'au-delà de l'aspect sanitaire très inquiétant chez les jeunes enfants surexposés aux écrans, la simple utilisation courante et quotidienne des smartphones et tablettes ne soit pas une bonne chose pour le développement des plus jeunes et même— comme l'ont compris les mieux placés pour le savoir, les ingénieurs de la Silicon Valley — abaisse leurs capacités aux apprentissages. 

Tout le problème actuel, face à ces constats, réside donc dans une prise de conscience des parents, accompagnée d'actes concrets pour ne pas laisser leurs enfants s'accrocher à ces outils. Mais comment faire cet acte éducatif lorsque l'on est soi-même incapable de se passer d'intéractions numériques du soir au matin ? La question reste entière…