Tensions en Méditerranée : les ambitions turques mettent de l'eau dans le gaz

Forages gaziers unilatéraux, discours martial, déploiement de navires militaires: les démonstrations de force de la Turquie en Méditerranée orientale s'ancrent dans une stratégie baptisée "patrie bleue" visant à établir sa souveraineté sur des zones disputées.
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Le navire de forage turc "Yavuz" en mer méditerannée, en juin 2020. Photo d'illustration. 

(AP Photo/Lefteris Pitarakis, File)
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Craignant d'être exclu du partage des immenses réserves de gaz naturel de la région, Ankara a déployé le 10 août des bâtiments de guerre dans une zone revendiquée par la Grèce, provoquant une escalade des tensions avec Athènes et l'inquiétude de l'Europe.

Signe que la crise n'est pas finie, le président Recep Tayyip Erdogan, galvanisé par la découverte d'un important gisement gazier en mer Noire, a annoncé vendredi 21 août, que son pays allait accélérer les recherches en Méditerranée orientale.

Ce "n'est pas seulement un combat pour nos droits, mais un combat pour notre avenir" qui se joue, a résumé M. Erdogan. "La défense de notre ‘patrie bleue’ est aussi importante que celle de notre territoire", a-t-il ajouté.

Théorisée par le contre-amiral Cem Gürdeniz, la "patrie bleue" est une doctrine qui encourage Ankara à imposer sa souveraineté sur une zone de 462.000 km2 en mer Noire, Egée et Méditerranée.

Elle est jugée nécessaire à "sa prospérité, sa sécurité et, même, son bonheur", explique à l'AFP le militaire aujourd'hui retraité.

Si M. Gürdeniz a créé l'expression "patrie bleue" en 2006, M. Erdogan ne l'utilise que depuis quelques mois, dans un contexte d'exacerbation du sentiment nationaliste après une tentative de putsch en 2016.


- L'île de la discorde -


Réfutant toute accusation d'expansionnisme, la Turquie soutient qu'elle ne réclame que ce qui lui revient de droit face aux revendications maritimes de la Grèce et de Chypre qu'elle juge démesurées.

Ankara rejette notamment toute prétention des îles grecques situées au large des côtes turques à une zone économique exclusive, estimant que cela reviendrait à "emprisonner la Turquie à l'intérieur de ses rivages".

La petite île grecque de Kastellorizo, située à deux kilomètres au large d'Antalya (sud), cristallise la colère turque.

Selon Athènes, les eaux entourant cette île sont sous souveraineté grecque, ce qui priverait Ankara de dizaines de milliers de km2 de mer riche en gaz. 

"C'est risible", s'esclaffe le contre-amiral Gürdeniz, ajoutant, visage sérieux: "C'est une ligne rouge".
C'est précisément au sud de ce territoire que la Turquie a déployé ses navires le 10 août.

La découverte d'importants gisements gaziers ces dernières années n'a fait qu'aggraver un différend ancien qui empoisonne les relations entre Ankara et ses voisins grec et chypriote.


- "Enchères" -


"C'est un problème que la plupart des gouvernements de la région ont délibérément ignoré, car trop difficile à régler", souligne Muzaffer Senel, enseignant en relations internationales à l'Université Sehir à Istanbul.

L'emboîtement d'îles grecques dans le littoral turc et la rivalité entre Ankara et Athènes "rendent la situation extrêmement complexe", abonde Felicity G. Attard, spécialiste de droit maritime international à l'Université de Malte. 

La partition de Chypre complique aussi l'équation, selon elle : au nord, se trouve une République turcophone non-reconnue par la communauté internationale, qui revendique une zone économique exclusive admise uniquement par Ankara.

Mais pour M. Senel, la Turquie est consciente que ses revendications maritimes sont inacceptables pour la Grèce. Et si M. Erdogan défend publiquement sa "patrie bleue", c'est pour "annoncer sa position de départ avant des négociations".

"La 'patrie bleue' n'est pas un objectif réaliste", note un diplomate occidental, jugeant qu'Ankara "fait monter les enchères avant des tractations".
 

- "Situation volatile" -


Pour les experts, les coups de force de la Turquie traduisent aussi son isolement en Méditerranée orientale, où elle est en froid avec presque tous ses voisins. 

Pour donner du poids à ses revendications, Ankara a signé, en novembre 2019, un accord de délimitation maritime avec le gouvernement officiel libyen en échange d'une aide militaire, suscitant la colère d'Athènes.

Ankara investit aussi de façon importante dans la marine et doit mettre en service son premier porte-hélicoptères d'ici la fin de l'année.
"La situation est volatile et toute erreur de calcul pourrait avoir de graves conséquences", note le diplomate occidental.

M. Erdogan "est pragmatique et sait que prolonger les tensions serait mauvais" ajoute-t-il, en citant la menace de sanctions économiques.

Mais selon M. Gürdeniz, Ankara défendra ses revendications maritimes coûte que coûte. "Même si des sanctions ou un embargo sont imposés à la Turquie, elle n'abandonnera pas".

La position de la Turquie force certaines puissances à prendre parti. Alors que la France a maintenu son soutien à la Grèce, M. Gürdeniz déclarait qu'elle "versait de l'huile sur le feu". 

Francophone et francophile, il ne peut retenir sa colère contre Paris, qui a déployé la semaine dernière deux navires de guerre et deux avions Rafale pour soutenir la Grèce qui dénonce des recherches turques d'hydrocarbures "illégales" dans ses eaux.

"Ils menacent la Turquie, vous vous rendez compte ? (...) J'en ai assez des attaques verbales quotidiennes du (président français Emmanuel) Macron", s'étrangle M. Gürdeniz.

"Si la France continue les provocations (...), cela ne servira en rien la paix et la stabilité. Cela ne fera que verser davantage d'huile sur le feu", met-il en garde.

Signe de la volatilité de la situation, un navire grec et un navire turc sont entrés en collision la semaine dernière dans une zone revendiquée par Athènes où Ankara a déployé des bâtiments de guerre, selon une source militaire grecque.

"Si la Grèce appuie sur la détente, ce sera la fin de l'Otan (...) Les pays européens devraient faire pression sur la Grèce pour qu'elle abandonne" certaines revendications maritimes, déclare M. Gürdeniz.

Dans ce contexte de tensions, il appelle cependant au dialogue, à "réfléchir avec sang-froid" et non "avec le sang chaud caractéristique des Méditerranéens"

"Ce conflit ne prendra fin que lorsque la Grèce et la Turquie prendront place à la même table et se parleront. Sans l'intervention de l'UE ou des Etats-Unis", ajoute-t-il.