Fil d'Ariane
(AP Photo/Jacques Brinon)
Non. Tintin lui-même est bien plus vieux, presque nonagénaire. Ce que l'on célèbre aujourd'hui, c'est l'anniversaire du Journal de Tintin, paru pour la première fois en septembre 1946.
L'hebdomadaire naît au lendemain de la guerre de la rencontre entre un jeune éditeur belge actif dans la Résistance, Raymond Leblanc, et du « père » de Tintin, Hergé. Leblanc, dont les bureaux sont alors situés dans la rue du Lombard, à Bruxelles, cherche une locomotive pour lancer un nouveau magazine pour la jeunesse, à la fois distrayant et éducatif. Avec ses associés, il jette son dévolu sur Tintin, malgré la réputation sulfureuse d'Hergé, accusé de s'être compromis avec l'occupant.
Le premier numéro, daté du 26 septembre 1946, propose notamment une nouvelle aventure de Tintin, « Le Temple du Soleil », ainsi que les premières vignettes de Blake et Mortimer. Le succès du magazine, sous-titré « Le journal des jeunes de 7 à 77 ans », est immédiat. Il ne se démentira pas pendant plusieurs décennies grâce à la présence dans ses pages, en plus de Tintin et Milou, d'autres héros emblématiques du 9e art: Chick Bill, Cubitus, Michel Vaillant, Ric Hochet...
L'histoire du Journal Tintin est aussi marquée par le duel - digne de la rivalité Beatles-Rolling Stones - avec Spirou, qui dispose lui aussi de "son" magazine, édité par Dupuis, et propose les aventures de Spirou et Fantasio, Lucky Luke, Buck Danny, Boule et Bill, Gaston, Les Schtroumpfs ou encore Les Tuniques bleues.
Le Journal Tintin, qui à son âge d'or se vendait chaque semaine à plus de 300.000 exemplaires, se verra par la suite concurrencé par une presse BD plus adulte : Pilote (dès les années 60, sous la conduite du créateur d'Astérix René Gosciny), "A Suivre..." (années 70), Fluide glacial… Il finit par disparaître des kiosques en 1988 et les tentatives de relance, sous les titres « Tintin reporter » puis « Hebdo Bédé », feront long feu en 1993.
Première apparition de Tintin en 1929 dans Le petit vingtième, supplément pour jeunesse du journal belge Vingtième siècle, sous le titre « Les Aventures de Tintin, reporter du « Petit Vingtième », au pays des Soviets ». Physiquement, Tintin y est assez différent de ce qu'il deviendra au fil des albums mais ses principaux traits sont inventés, en particulier la houppette. Il est et restera sans âge, ni enfant ni tout à fait adulte mais pas non plus adolescent. Le chien Milou est également d'origine.
Hergé emploie le phylactère, c'est à dire la bulle pour les dialogues, ce qui est assez innovant même s'il n'en est pas l'inventeur. Sur le fond, « Tintin chez les Soviets » est marqué d'un anticommunisme virulent qui vaudra à l'ensemble de l’œuvre une interdiction durable en URSS.
Inspiré d'un livre pré-existant d'un diplomate belge (« Moscou sans voile »), on y relève diverses influences, de la Comtesse de Ségur à Jack London en passant, bien sûr, par Gaston Leroux et son détective Rouletabille. Hergé a pris ultérieurement ses distances avec ce premier épisode qu'il a qualifié d' « erreur de jeunesse ».
Surtout à ses débuts, dans les premiers albums. C'est un reporter de rêve, assez loin du monde des médias modernes, de Facebook ou Tweeter. Il n'entretient guère de rapports avec sa rédaction-en-chef et – mieux encore - n'écrit rien ou plutôt un seul article dans sa carrière (dans Tintin chez les Soviets). Il voyage et neutralise des méchants ici et là. Au fil des aventures, cette fonction de justicier s'impose et Tintin, redresseur de torts à plein temps, n'a plus guère d'autre emploi.
D’épisode en épisode, ils forment un univers familier qui n’est pas sans rappeler la Comédie humaine de Balzac.
Le plus connu est bien sûr le Capitaine Haddock, marin alcoolique au grand cœur, bougon et souvent tonitruant, dont les « Tonnerre de Brest ! » - et mille autre jurons fleuris qui ont fait l’objet de recueils - ont bercé des générations. Il n’apparaît qu'en 1941, dans « Le crabe aux pinces d'or » mais devient immédiatement le compagnon inséparable de Tintin.
Dans son sillage apparaîtra le domestique Nestor et surtout, dans le même dyptique (« Le secret de la Licorne », « Le trésor de Rackam le Rouge »), le Professeur Tournesol. Inventeur inspiré mais sourd comme un pot, il emmènera plus tard par malentendu tout le monde sur la lune.
Auparavant s’étaient déjà posés les Dupont et Dupond, deux policiers d'intelligence limitée à cannes et chapeaux melons assortis, distinguables seulement par la forme de leur moustache (et T pour Dupont, en D pour Dupond). Hergé semble avoir été inspiré par son père et son oncle, qui étaient jumeaux, s'habillaient souvent de façon semblable et se complétaient mutuellement leurs phrases.
Des méchants s'installent aussi, dont le fourbe Rastapopoulos. L'ambigu Général Alcazar revient à plusieurs reprises de même que le brutal et sadique Allan. Pour récurrents qu'ils soient, leur place reste limitée.
Tintin n'a ni mère, ni femme, ni liaison (ce qui, là, nous éloigne bien du monde de Balzac). Fort peu de personnages féminins dans ses aventures et la plupart n'y font que des apparitions fugaces. Seule exception, Bianca Castafiore, flamboyante cantatrice spécialisée dans « L'air des bijoux » de Gounod. Initialement secondaire, elle devient vers la fin de l’œuvre, un personnage majeur au point qu'un des derniers albums lui est consacré. Mais si la Castafiore est une bombe, c’est plus comme repoussoir que par sensualité.
Tintin entretient également une insistante amitié (dans plusieurs épisodes très séparés dans le temps) avec un jeune garçon chinois, Tchang. Celui-ci est inspiré d'un personnage réel connu de Hergé (mais non, comme on l'a souvent écrit, ami intime) qui deviendra un sculpteur renommé. La forte relation de Tchang et Tintin a logiquement nourri l'hypothèse d'une relation homosexuelle. On n'en sait pas plus.
D'une façon générale, l'absence de toute allusion sexuelle était une exigence imposée en Belgique comme en France aux publications destinées à la jeunesse. Celles-ci ont souvent – et pas seulement Tintin – réglé le problème en évacuant toute mixité.
De son vrai nom Georges Remi, celui qui deviendra Hergé naît en 1907 près de Bruxelles. Dessinateur amateur d'une revue scoute, il devient celui du Petit Vingtième. Il créé Tintin en 1929 (cf supra) puis, presque aussitôt, Quick et Flupke (deux garçons belges turbulents) et en 1935 Jo, Zette et Jocko (enfants sages et leur singe).
Sans être militant, il est proche de la droite catholique et se liera au dirigeant d'extrême-droite Léon Degrelle, qui deviendra collaborationniste convaincu. Durant la guerre, Hergé travaille au journal le Soir (le Petit Vingtième étant suspendu) qui tire à près de 300 000 exemplaires sous contrôle allemand.
C'est à cette époque et dans ce lieu singuliers que s’épanouissent sa renommée et son œuvre donnant quelques uns des meilleurs épisodes. Sa majeure partie est dépourvue de connotation politique, évitant même toute référence à l’actualité (quête de trésor, mystère indien) mais ce n’est pas le cas de « L'étoile mystérieuse »(1942), implicitement anti-américain – nous sommes dans la deuxième guerre mondiale – et anti-sémite. A la défaite allemande, le dessinateur déjà célèbre n'est inquiété que brièvement.
Si Hergé s'est dans l'ensemble défendu par le déni de son attitude dans cette période, son œuvre ultérieure sera, à l'inverse, nettement teintée d'anti-racisme. Les décennies d'après guerre sont celles pour Tintin de la gloire internationale qui rejaillit naturellement sur son créateur, désormais à la tête d'une industrie et consacré de son vivant. Il décède d'une leucémie en 1983.
Durant sa carrière - elle s'étale sur 47 ans, et 24 albums, le dernier datant de 1976 -, Tintin a parcouru presque tous les continents (manque l'Antarctique) et une trentaine de pays. Certains sont imaginaires, telles la Bordurie ou la Syldavie, l'une et l'autre pourtant inspirées non sans réalisme d’États balkaniques.
Il a alternativement sauvé et combattu de multiples régimes, couronnes ou dictatures, participé à des coups d’État, pacifié et civilisé l'Afrique, sécurisé les États-Unis, combattu pour la Chine contre le Japon, pris la défense d’Amérindiens opprimés mais aussi de Gitans européens mal considérés, libéré des Subsahariens de trafiquants esclavagistes arabes et des Émirats arabes de leurs multinationales pétrolières, conquis la lune, enfin, quinze ans avant les Américains qui l'ont platement imité.
À son apothéose des années 60, Tintin est devenu sans doute le francophone le plus célèbre du monde, faisant dire en 1969 au Général de Gaulle qu’il était son « seul rival international ».
Avant tout un héros belge et même Bruxellois (il demeure au 26, rue du Labrador, Bruxelles), Tintin sait aussi s’adapter. Il est traduit dans plus d'une centaine de langues, du feroien au basque, du frison au wolof. Des projets sont en cours pour des éditions en bambara et yidish. Il sait s'adapter. Les Dupontd deviennent « Thomson et Thompson » en anglais, « Schutze und Schulze » en allemand.
Depuis ses débuts, plus de 210 millions d'albums de Tintin ont été distribués. Il continuerait de s'en vendre près d'un million par an. D'autres exploitations viennent régulièrement lui redonner un peu de verdeur. Une adaptation en série télévisée dans les années 2000, plus récemment un film de l'américain Steven Spielberg, tintinophile, inspiré du « Secret de la Licorne ». Plusieurs musées lui sont consacrés et, régulièrement, d'innombrables expositions et événements. Outre la célébration du journal Tintin, une exposition très médiatisée se tient actuellement au Grand Palais de Paris sur Hergé.
Hergé s'était opposé à ce que les aventures de Tintin se poursuivent après lui, comme ce sera le cas pour d'autres bandes dessinées (Astérix, Blake et Mortimer ... ). A son décès en 1983, sa veuve Fanny, épousée six ans plus tôt mais rencontrée dès les années 50, hérite de tous les droits sur son œuvre, qui fait d'abord l'objet d'une exploitation brouillonne. Elle se marie dix ans plus tard avec un homme d'affaire britannique, Nick Rodwell, qui a ouvert à Londres une boutique Tintin et inspire une gestion plus contrôlée du pactole.
Sous leur férule, la Société Moulinsart (alias les Studios Hergé) s'oriente vers une certaine sacralisation de l’œuvre et une administration rigoureuse des produits dérivés. Dans les faits elle exerce un contrôle quasi-policier sur toute reproduction du moindre dessin, fut-ce à titre informatif ou culturel.
En juin dernier, un jugement d’un tribunal hollandais et pourtant venu infirmer ce monopole et fissurer la rente. Mais sa portée internationale n’est pas encore établie … et il faudra attendre 2053 pour que Tintin entre dans le domaine public.