“Tout numérique“ : et si la mémoire de nos vies s'effaçait ?

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“Tout numérique“ : et si la mémoire de nos vies s'effaçait ?
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Son, photo, vidéo, cinéma : toutes les traces de nos vies sont désormais conservées sous forme de 0 et de 1. Pourtant, au-delà de la qualité, de l'aspect pratique et du coût inférieur du stockage numérique de la mémoire de l'humanité, cette technologie présente des risques nombreux. Que faire, face au "grand effacement" qui nous guette ?

Transmission humaine millénaire… analogique

La transmission est le cœur de la culture. L'humanité a pu progresser, s'enrichir mutuellement grâce au partage de connaissances, de techniques et de traditions à travers les âges. Tablettes de pierre chez les Sumériens, papyrus égyptiens, livres sur tissu, sur papier, imprimerie, puis disques de cire, de vinyle, pellicules photo, pellicules cinéma, bandes audio, bandes vidéo : toutes ces techniques de stockage de l'information sont analogiques.

Le principe est simple : inscrire le monde qui nous entoure sur un support. S'il est facile de comprendre le principe de l'écriture à l'encre ou de l'imprimerie, la photographie ou le cinéma le sont moins. Pourtant, ils procèdent tous du même principe : "imprimer" sur un support ce qui nous entoure pour le montrer aux autres, le conserver à travers le temps. La photographie analogique ou le cinéma "capturent" l'image par le biais de la photosensibilité qui est un procédé où l'on "piège" la lumière. Comme les disques de cire ou en vinyle, qui piègent le son, l'enferment dans un sillon.

Ces procédés et supports analogiques datent du XIXe siècle et ont une qualité centrale : ils sont simples dans leur fonctionnement et ont une durée de conservation très longue. Une partie du support (audio, photo, vidéo) peut être détruite, le contenu n'est que partiellement endommagé : les éléments du support non touchés sont exploitables. La restauration, complète ou partielle, de ces supports est donc possible s'ils se dégradent sous l'effet du temps, ce qui se vérifie pour des films sur pellicule, plus que centenaires.

Le numérique, lui, ne procède pas de la même manière. Et s'il capture le monde, c'est sous la forme de 0 et de 1, en le stockant sur des supports fragiles, dépendants d'appareils très complexes, propices à l'obsolescence et peu résistants aux effets du temps.

Cinéma : le tout-numérique est trop risqué!

“Tout numérique“ : et si la mémoire de nos vies s'effaçait ?
Ce disque dur de 2007 ne fonctionne plus. Sa durée de vie maximale est estimée à 10 ans —dans le meilleur des cas. (Photo : Pascal Hérard)
La Cinémathèque française a organisé en 2011 un colloque international sur le thème : "Révolution numérique, et si le cinéma perdait la mémoire ?". Les différents acteurs du monde du cinéma se sont réunis pour faire un bilan autour du passage de l'industrie au numérique.
Les constats de ce changement important pour le monde cinématographique ne touchent pas seulement l'aspect financier ou les contraintes techniques. Les salles se sont équipées de projecteurs numériques, les réalisateurs de caméras numériques, les nouveaux formats se sont généralisés. Passer du film 35 mm à celui sur "support digital" s'est donc effectué sans gros problème, même si dans un premier temps, la généralisation de cette nouvelle technologie a trouvé des résistances ou des difficultés, vite dépassées.

C'est en revanche au niveau de la conservation des films que l'inquiétude s'est exprimée lors de ce colloque : "La majorité des films produits et diffusés actuellement, en France tout au moins, l’est en numérique. Mais alors qu’on a le recul pour mesurer la durée de vie de la pellicule, les fichiers numériques, eux, semblent moins fiables, soumis à l’accélération de l'obsolescence technique des supports comme des lecteurs qui en conditionnent l'accès. Des avancées numériques se trouvent rapidement dépassées par la vitesse d’un progrès technique qui a permis l’avènement même du numérique…" .

Ces problèmes amènent des questions plus larges : "Comment [dès lors] ne pas craindre de perdre notre mémoire et notre patrimoine cinématographiques ? Comment peut-on continuer à sauvegarder et conserver les films, aussi bien les films d’hier que ceux d’aujourd’hui ? Comment en assurer la transmission aux générations futures ?". La solution retenue est celle de la sauvegarde des films numériques sur… de la pellicule 35 mm.
Le retournement de l'histoire est savoureux et démontre les limites d'une technologie, celle du numérique, qui bien qu'extraordinaire en termes d'efficacité, de coût et de qualité de l'image, ne peut supplanter sur tous les niveaux les inventions des pionniers du cinéma.
 

L'histoire familiale obsolète en 2035 ?

“Tout numérique“ : et si la mémoire de nos vies s'effaçait ?
Même rangé au fond d’une armoire, un DVD a une durée de vie de 20 ans au maximum, ceux de moins bonne qualité peuvent ne pas dépasser 1 an (Photo : Pascal Hérard)
Du côté des particuliers, la pratique de la prise de photo ou du tournage vidéo est centrale pour conserver la mémoire familiale. Qui n'a jamais feuilleté un album photo avec un membre de sa famille et pointé du doigt telle ou telle personne, figée sur le papier glacé à des époques reculées, plusieurs décennies en arrière ?

Certaines familles ont même le loisir d'exhumer visuellement un arrière grand-père en tenue de soldat de la Première Guerre mondiale. Les films amateurs tournés en Super 8 sont légion en France et conservent une mémoire intacte d'événements de plus de 40 ans, pour peu que l'on dispose encore du projecteur, ou bien que l'on…numérise les bobines.

Le grand paradoxe du numérique est d'être une technologie idéale pour restaurer des supports analogiques, leur redonner une deuxième vie, tout en ne pouvant pas offrir la fiabilité de conservation de ces derniers. La Cinémathèque, lors de son colloque, le soulignait à juste titre : "La durée de vie d'une pellicule photochimique est estimée à plus de cent ans quand celle d'un disque dur serait de dix ans dans le meilleur des cas…". 

Mémoire familiale numérique

Pour la mémoire familiale, la question se pose de façon encore plus prégnante : chacun est désormais équipé de matériel numérique et stocke les images fixes, animées, les sons sur des supports très fragiles, rapidement obsolètes et d'une durée de vie limitée. Qui peut dire qu'il pourra lire un disque laser, une carte mémoire, un disque dur d'aujourd'hui dans 20 ans ? Entre la durée de vie courte de ces supports et les problématiques d'obsolescence des matériels — remplacés par des nouveaux — il n'est pas certain que la mémoire familiale soit préservée sur la durée.

La solution pour le grand public est moins évidente que pour les professionnels, qui eux, s'organisent et possèdent des moyens financiers pour garantir la pérennité des œuvres. Un article de 01net.com citait en 2010 le rapport d’études du Laboratoire d’essai national qui indiquait que “la durée de vie des CD-R et des DVD-R ne dépasse pas quinze à vingt ans dans le meilleur des cas, et que les plus mauvais d'entre eux se dégradent au bout d'un an seulement.”

Le numérique a offert au grand public une baisse des coûts des appareils photo ou vidéo à l'achat couplé a un prix de stockage dérisoire. Une clef USB de 16 Go peut stocker des milliers de photos haute résolution (pouvant être imprimées en qualité photo) pour moins de 20 € : le prix unitaire d'une photo stockée sur ce type de support est donc d'à peine quelques centimes.

La facilitation de prise de vue et de conservation des clichés et leur coût très bas ont incité la majorité à basculer dans une mémoire familiale du "tout numérique" qui pourrait bien engendrer à terme des problèmes profonds. Celui de la perte de mémoire en est le principal. Que faire si le disque contenant toute la mémoire de la famille tombe en panne, qu'un effacement involontaire est effectué, qu'un orage grille les appareils, ou que la clef USB des photos de grand-mère est écrasée par l'oncle maladroit ?

Au-delà de ces contingences accidentelles, comment garantir la transmission des images à travers le temps ? Comment le DVD de 2014, stocké dans une armoire, sera-t-il perçu dans 50 ans ? Un objet de collection, certainement impossible à lire — on sait que le plastique des DVD s'use naturellement par l'oxydation de l'air. Ou s'il l'est encore, avec quel appareil, quel système d'exploitation, reconnaissant quel format ?

Conserver ses photos numériques… sur support analogique ?

“Tout numérique“ : et si la mémoire de nos vies s'effaçait ?
Conserver toute la mémoire familiale dans une si petite clef USB, n'est-il pas risqué ? (Photo : Pascal Hérard)
Comme le cinéma a décidé de conserver les œuvres numériques sur des pellicules 35 mm, le grand public peut imprimer ses photos. Le plus souvent à l'aide d'imprimantes couleurs à jet d'encre. Cette méthode est pratique, mais conserve ses limites : le papier et l'encre des imprimantes photos sont chers, et la durée de vie des photos imprimées “à la maison” n'est pas obligatoirement celle des photos traditionnelles argentiques. Tout dépend de la façon dont on les stocke.

Si les constructeurs indiquent une conservation des impressions au-delà du siècle, c'est en réalité sous certaines conditions : sous verre, et à l'abri de la lumière. Les pigments des imprimantes traditionnelles se dégradent sous l'effet des rayons lumineux, et peuvent à terme, se coller aux feuilles de plastique des albums photos, leurs couleurs se faner jusqu'à disparaître…

Le questionnement de la conservation de la mémoire familiale photographique ou cinématographique est important, et passées les premières années d'emballement envers le numérique, il mérite d'être poussé plus loin.

La disparition des laboratoires de développement argentiques pourrait d'ailleurs être contrée par une obligation du grand public à retourner faire développer ses clichés numériques par des professionnels sur des supports de très bonne tenue. Sous peine de prendre le risque de voir toute la vie familiale disparaître en un clin d'œil, ou s'effacer lentement en quelques années. Quant aux vidéos, rien n'est encore déterminé pour la majorité des familles : le prix du transfert d'un film numérique sur une pellicule est si élevé qu'il est encore réservé aux bourses les mieux dotées.