Trafic d'oeuvres d'art : la Suisse s'éveille

Palmyre, Alep, Sanaa... Dans les pays en guerre, le patrimoine artistique et archéologique est pillé, puis écoulé via de complexes réseaux internationaux. Plaque tournante de ce trafic, la Suisse, depuis peu, traque les pièces et oeuvres volées. Le MAH de Genève présente les premiers fruits de cette nouvelle vigilance.
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oeuvres volées
©Liliane Charrier
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C'est une exposition inédite que propose le musée d'Art et d'Histoire de Genève (MAH). Ou plutôt une présentation - la présentation au public d'oeuvres qui n'auraient jamais dû s'y trouver.

Entreposées aux Ports francs de Genève entre 2009 et 2010, neuf pièces archéologiques d'une immense valeur pour l'histoire de leurs pays, ici la Syrie, le Yémen et la Libye, sont saisies par l’administration des douanes en avril 2013 - leurs dossiers incomplets ne répondent pas aux critère légaux. Mais la justice prend son temps, et ce n'est qu'en novembre 2016 que le Ministère public ordonne leur confiscation, après avoir mené l'enquête. "C'est là que le procureur général nous a demandé d'aider à expertiser les pièces saisies et de les conserver en attendant qu'il en soit décidé de leur sort. J'ai alors proposé qu'on les présente," explique Jean-Yves Marin, directeur du MAH de Genève. Il a voulu montrer au public ce que peuvent devenir les oeuvres pillées dans ces pays en guerre dont les médias, chaque jour, font état. 

► Voir aussi : La numérisation 3D au secours du site de Palmyre 

Plaque-tournante du trafic 

Avant les années 2000 régnait à Genève une joyeuse "tolérance" à l'égard des marchandises qui passaient par les Ports francs, le plus grand centre de transit de pièces artistiques et archéologiques au monde. En l'absence de loi criminalisant leur commerce illicite, les Ports francs étaient aussi la plaque tournante de tous les trafics. Le commerce illicite était notoire, les revendeurs se cachaient à peine, les douanes toléraient, la justice restait impuissante et le laxisme suisse était régulièrement épinglé par les organisations internationales. Car le produit du trafic de pièces archéologiques pillées sert à financier la guerre et à renflouer les caisses des groupes terroristes. Sous la pression internationale, les autorités ont fini par passer à l'action. 

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Les Ports francs de Genève : un gigantesque coffre-fort non soumis au service des douanes, où l'on peut décharger, manutentionner et réexpédier des marchandises. 
©RTS

2005 : un tournant radical

La loi sur la protection du patrimoine a été adoptée en 2005. En reconnaissant la criminalisation du trafic des oeuvres d'art, elle permet d'agir concrètement et de mener de vraies enquêtes. Depuis, les services des douanes et de la justice travaillent en étroite collaboration, faisant face de concert à la recrudescence du trafic lié au chaos dans certains pays du Moyen-Orient riches en patrimoine archéologique, à commencer par la Syrie, la Libye et le Yémen. "Les oeuvres présentées ici sont l'application concrète de la loi", explique Jean-Yves Marin, directeur du Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève. Elles ont été saisies par les douanes en 2013, puis confisquées par la justice, conformément à la nouvelle loi.

► Pour la présentation des oeuvres, allez sur la chaîne Youtube du AH 

Détail inédit de cette prise en particulier : les caisses de transport, exposées dans la même salle que les oeuvres, portent encore la mention "DOH-GNA", pour "Doha-Genève", alors que, "normalement, la première chose que font les trafiquants, c'est de brûler les emballages pour effacer toute trace du circuit," explique Jean-Yves Marin.

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©Liliane Charrier
La saisie de pièces provenant de trois pays prouve qu’il y a une coordination du trafic à un niveau international. "Je pense qu'il  y a quelques 'grossistes', dans le monde, qui stockent dix, quinzaine ou vingt mille pièces volées, avant de les redistribuer sur Internet," poursuit le directeur du musée, qui est aussi archéologue et médiéviste. "Et leur circuit passe, entre autres,  par la Bulgarie, Singapour, le Liban, Israël et le Qatar."

Un cas (presque) inédit

Les toutes premières saisies d'importance remontent à 2010. Deux grands sarcophages, des pièces uniques aisément reconnaissables par tout spécialiste, venant l'un de Turquie, l'autre du Liban. "Le procureur suisse est allé en Turquie prélever des échantillons permettant de prouver la provenance de l'objet, puis Ankara a fini par nous envoyer des experts, explique Jean-Yves Marin. Et pour la première fois, nous avons gagné. Le sarcophage est actuellement exposé à l'université de Genève, avant d'être restitué à la Turquie." L'Etat libanais, lui, n'a jamais revendiqué la propriété de l'objet issu de son patrimoine, et c'est finalement le marchand qui a gagné : il a récupéré le sarcophage.

L'exposition du MAH reflète une situation inédite dans l'histoire de la répression du trafic d'oeuvres d'art en provenance de pays en guerre ou en situation d'instabilité extrême. Si la loi existe, désormais, reste aux acteurs de la protection du patrimoine historique de l'humanité - douanes, justice, musées - à inventer les nouveaux outils.

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