La grande guerre patriotique en XXL
Le Nord Est de Berlin est aqueux : un lac succède à l'autre, dans une continuité arborée et dense et la Spree s'étale. Là venait se ressourcer Berlin Est, avec le populo sur les plages ou dans de jolies datchas fleuries pour les chanceux. Mitoyen des guinguettes du bord de l'eau, des flonfons, le Parc de Treptow dessine une immense tâche sombre : les arbres y sont feuillus et gigantesques, les orages aussi. Cet endroit attire comme un aimant : quand on y est allé une fois, on y retourne toujours, pour vérifier que la chose est toujours là. Treptow ne peut s'appréhender dans sa folie, que sous la pluie, et drue si possible. Cela donne des photos striées, rayées, en osmose avec la symbolique...
D'abord, on avance sous une voute végétale, sans rien voir ou comprendre. Le déluge oblige à avancer le nez dans ses chaussures. Il y a comme une clarté au bout du tunnel, et les exclamations en russe des rares visiteurs. Ce jour-là, deux cars immatriculés de Moscou avaient déversé une classe et un groupe de retraités, joyeux, pour un tour au pas de charge...
Après 500 mètres, surgit une mater dolorosa, une longue tresse nouée autour de sa tête penchée, sans doute pour bien faire comprendre qu'elle est russe. Rien de religieux dans cette figure de pietà : humble, les yeux baissés, elle tient son châle fermement contre sa poitrine, mère patrie soviétique en deuil de ses fils morts, ici, à la toute fin de la Seconde guerre mondiale.
La sculpture étonne par ses dimensions modestes. Elle se fond presque dans ce décor du XIXème siècle, époque où le parc fut imaginé. Ce corps de femme replié est bien loin des figures spectaculaires par leur gigantisme et leur gestuelle qui ouvrent habituellement les cimetières de la Grande guerre patriotique, où vingt millions de Russes trouvèrent la mort.
Alors, on en fait le tour, comme rassuré, et puis on se retourne...
Ce qui se passe alors tient de la sidération, de la terreur, mais aussi de la fascination. On ne peut que se laisser happer par la béance, ouverte par un porche de marbre gardé par deux soldats de pierre agenouillés, et fermée par un colosse de bronze installé au sommet d'une colline.
Le visiteur s'incline à son tour, avant de se lancer vers le saint des saints, au travers d'une esplanade bordée de sarcophages dont les bas reliefs racontent les combats héroïques avec les mots de Staline lui-même...
Depuis 60 ans, le Soldat-libérateur domine Berlin, et pourtant il n'a rien vu venir de la fin de son monde. Vingt mille combattants de l'Armée rouge sont tombés à la bataille de Berlin d'avril et mai 1945, au cours de laquelle Hitler se suicida. Quatre mille huit cent d'entre eux sont enterrés là, sous ses pieds.
Il porte un enfant sur un bras, pointe le sol de son épée et foule de son pied une croix gammée brisée. Symbolique limpide, d'une simplicité chère au petit père des peuples, imaginée par l'architecte Bielopolski et le sculpteur Wutschetisch. Fier et indomptable, il fait écho à Alexandre Nevski, autre figure mythique du nationalisme soviétique, pour lequel le cinéaste Sergueï Eiseinstein composa un film opéra destiné à unir et soulever la Fédération dans le combat contre le nazisme.
Commandé par Staline, il retrace un événement phare de l'histoire russe au XIIIème siècle : l'opposition du prince Alexandre Nevski à l'invasion des chevaliers teutoniques et notamment la bataille du lac Peïpous qui mit fin à leur expansion orientale. En 1240, Alexandre avait reçu à vingt ans le commandement des troupes de la riche cité marchande de Novgorod pour la défendre contre les Suédois. Déchu une première fois, face à la vaste offensive contre les principautés russes lancée par les Lituaniens et les Allemands, l'archevêque de Novgorod rappelle Alexandre Nevski. .../... (Fin de l'étape page suivante)
Dans le film, lorsqu'il accepte de revenir pour sauver la ville, on le voit gravir les marches de la forteresse de Novgorod. Arrivé en haut des marches, il se tourne, jette un regard fier et volontaire par dessus le fleuve et balance la tête en arrière pour rejeter ses cheveux fous dans le vent. La scène donne des frissons - il faut dire que l'acteur Nikolai Tcherkassov est particulièrement beau. Deux heures plus tard, le héros a terrassé les Teutons qui, déjà, jetaient les enfants dans les flammes. Dans la lutte mémorielle qui se joue aujourd'hui entre Est et Ouest, entre la Russie et ses ex alliés, autour de la Seconde guerre mondiale, il sera difficile aux seconds de faire oublier les sacrifices de Leningrad, Stalingrad ou Berlin...
Prochaine étape vendredi 23 octobre 2009, Porte de Brandebourg - comment se souvenir ?
Pour en savoir plus sur la bataille de Berlin et la place de la Grande guerre patriotique dans l'historiographie russe