“Le système ne permet pas une alternative politique réaliste en Tunisie“
Entretien avec Vincent Geisser, chercheur au CNRS et specialiste du monde arabe
À quelques jours des élections présidentielle et législatives, le 25 octobre, comment analyser la situation politique en Tunisie ? D’abord, il faut dire que ce n’est pas une élection qui passionne. On sait que Zine el Abidine Ben Ali sera réélu et que les scores seront factices. Ben Ali se présente pour un cinquième mandat : c’est devenu un peu une routine qui ne mobilise même pas les conversations. Si les Tunisiens réagissent, c’est tout au plus en faisant de l’humour, mais je distingue surtout une grande résignation. Les gens ont fui l’espace politique officiel, ce qui d'ailleurs oblige le régime à recourir à des chiffres de participation gonflés. En fait, il n’y a pas d’enjeu : contrairement à certains pays, les résultats du « second » ou la question de la fraude ne suscitent même pas de contestation. On sait que les challengers se partagent des miettes. Il y a pourtant une opposition en Tunisie, mais celle-ci ne semble pas pouvoir mobiliser ? D’abord, il faut distinguer plusieurs types d’opposition. Premièrement, il y a des partis faire-valoir qui forment une opposition de façade. Ils sont là en fait pour servir le Président. Ce sont les « partis du palais ». Une autre opposition est celle de partis reconnus comme indépendants et qui sont légaux. C’est le cas par exemple du PDP de Nejib Chebbi ou d'Ettajdid d'Ahmed Brahim. Ceux-ci sont soumis à toutes sortes de pressions et d’obstacles pour travailler. (NDLR : le PDP a retiré ses listes aux élections législatives pour protester contre l’invalidation de ses candidats dans 17 circonscriptions - voir l'entretien vidéo avec Nejib Chebbi dans ce dossier) Il faudrait ajouter à ce groupe des partis ou mouvements sans existence légale, comme le CNLT de Moncef Marzouki. Mais effectivement depuis 50 ans, il n'y a pas d'opposition massive en Tunisie. La politique intérieure se joue dans le pré carré de l'élite citadine, essentiellement tunisoise et quand une opposition populaire se manifeste, elle porte sur des revendications liées aux problèmes économiques et sociaux. En fait, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’opposition réelle car il n’y a pas d’alternative politique réaliste. Le système ne le permet pas. Néanmoins, il faudrait encore ajouter à ce panorama une opposition « inconnue », celle d’une jeunesse qui se radicalise, qui peut s'exprimer par des protestations populaires comme dans le bassin minier de Gafsa en 2008, mais personne ne peut quantifier avec sérieux, l’importance, le nombre ou la détermination de ces opposants fantômes. Quelle est la place de l’islam politique, et même du radicalisme islamiste en Tunisie ? Il y a eu, dans les années 80, un parti islamiste légaliste, Ennahda, qui s’est même présenté aux élections de 1989 sur des listes indépendantes, c’est-à-dire avec l’assentiment du Président Ben Ali. Mais depuis son interdiction, les responsables de ce parti sont soit en exil, soit en prison et il a désormais très peu d’audience en Tunisie. Par ailleurs, qu'en est-il des mouvements salafistes radicaux dans le pays ? Début 2007, un commando salafiste jihadiste se serait affronté aux forces de sécurité au sud de Tunis. Mais la vérité, c’est que personne ne sait l’importance de ces hypothétiques « mouvements », s’ils ont une hiérarchie, des caches d’armes…. Enfin, il faut parler des islamistes du pouvoir car ce dernier s’est appliqué à débaucher des figures du mouvement islamiste. C’est une constante dans le monde arabe de toujours jouer sur la fibre religieuse. Dans les années 70, le Président Bourguiba avait déjà opéré un retour à l’Islam. Depuis les années 2000, le pouvoir du président Ben Ali semble opter aussi pour ce renouveau religieux : en favorisant les émissions radio et TV consacrées à l’islam, par exemple. Le régime Ben Ali tente de flatter la fibre religieuse du peuple tunisien. Il s'est toujours prévalu d'un certain anti-islamisme auprès des Occidentaux, mais en interne, il favorise un Islam d'Etat bien encadré. Dans ces conditions, quels peuvent être les ferments du changement en Tunisie ? La situation tunisienne n'est pas sans évoquer l'Espagne franquiste dans les années 60 et 70 où l'absence de libertés politiques était compensée par la stabilité, une certaine réussite économique et une ouverture sur le monde. Dans ce cas, une dégradation de la situation économique pourrait remettre en cause le consentement critique des Tunisiens. On voit que la seule opposition qui se manifeste franchement repose sur des bases économiques et sociales. Elle vient non des partis politiques, mais souvent des cellules de base du syndicat unique, l’UGTT, ou des mouvements populaires plus ou moins spontanés. À cela, on pourrait ajouter le fait que le Président vieillit et que le régime est usé. Pour autant, je ne jouerais pas au prophète : il n'y a pas de perspective tracée et connue, il n'y a pas dans la société tunisienne actuelle de mouvement cohérent capable d'incarner une alternance politique. Propos recueillis par Jean-Luc Eyguesier 22 octobre 2009
Bibliographie sélective de Vincent Geisser
-Habib Bourguiba - La trace et l'héritage - ( direction, avec Michel Camau) Khartala 2004 -La nouvelle islamophobie - La découverte 2003 -Le syndrome autoritaire - Sociologie politique de la Tunisie - (avec Michel Camau) - Presses de sciences po - 2003 -Diplômés maghrébins, d'ici et d'ailleurs - Trajectoires sociales et itinéraires migratoires. CNRS Editions; 2000 -Ethnicité républicaine - les élites d'origine maghrébine dans le système politique français - Presses de sciences-po- 1997