Fil d'Ariane
« Il fallait casser l’économie du tourisme et donc frapper les Tunisiens», explique Ali Bensaad, chercheur au CNRS, spécialiste du Maghreb. De fait, plus de 400 000 personnes vivent du tourisme dans ce pays.
C'est la piste djihadiste qui est privilégiée. L’armée lutte déjà contre une rébellion salafiste au mont Chaambi, au sud-ouest du pays. Par ailleurs, la Tunisie est devenu le premier exportateur de combattants islamistes. « Cette attaque peut sonner comme un aveu de faiblesse. La répression policière s’est accrue contre les cellules de recrutement djihadistes depuis 2013. Et puis les islamistes d’Ennahdha au pouvoir entre 2011 et 2014 se sont progressivement désolidarisés des salafistes et des éléments les plus radicaux de l’islam politique. L’attaque contre le musée constitue sans doute une forme de fuite en avant de la part de groupes armées confrontés à une nouvelle répression », estime cependant Ali Bensaad.
Plus de 4000 personnes en lien avec des cellules de recrutement djihadistes ont été arrêtées en 2013. Un peu plus de 2700 en 2014.
Malgré ces succès en Tunisie, le péril djihadiste se fait de plus en plus menaçant. Il est en effet favorisé, selon les autorités tunisiennes, par l’anarchie actuelle en Libye. Le chaos libyen constitue, selon Lofti Ben Jeddou, encore ministre de l’Intérieur en février dernier, une « bombe à retardement ».
Deux gouvernements rivaux, l’un proche des milices islamistes qui contrôlent Tripoli et l’autre reconnu par la communauté internationale, basé à Tobrouk, se disputent la légitimité du pouvoir.
Dans ce chaos pullulent différents groupes armés dont l’allégeance à tel ou tel gouvernement local semble fragile. L’ancien ministre de l’Intérieur tunisien reconnaissait d'ailleurs que ses services avaient eu de plus en plus de mal à identifier les groupes présents à la frontière. « On ne sait pas qui contrôle les points de passage. A chaque fois c’est un nouveau groupe », avouait Lofti Ben Jeddou dans un entretien avec le journal algérien, El Khabar .
Le trafic d’armes à destination de cellules islamistes basées en Tunisie constitue le premier facteur de l’instabilité libyenne, selon l’ancien ministre de l’Intérieur. Les milices islamistes et les différents groupes armés ont en effet mis la main sur l’arsenal des forces de Kadhafi. L’armée tunisienne a ainsi découvert, le 5 mars dernier, dans la ville méridionale de Ben Guerdan, une cache d’armes contenant kalachnikovs, roquettes et mines.
Mais les armes ne sont pas le seul danger. Selon un représentant du gouvernement de Tobrouk, Amor Gouiri, en visite à Tunis au mois de février dernier, plusieurs milliers de Tunisiens s’entraînent aujourd’hui dans des camps djihadistes en Libye. Abou Lyadh, le leader du groupe salafiste tunisien Ansar Al Charia, envisage de puiser parmi ces hommes pour lancer des attaques contre la Tunisie. Il aurait demandé pour cela aux chefs de Fajr Libya, la coalition de milices islamistes de Tripoli, de ne plus envoyer de combattants tunisiens en Syrie.
« Il est très difficile aujourd’hui d’avoir une idée du nombre de djihadistes tunisiens qui s’entraînent en Libye. Le gouvernement légitime de Tobrouk exagère sans doute leur nombre en espérant une réaction de la communauté internationale. Il est cependant incontestable que, potentiellement, ces bases arrière constituent une menace sécuritaire réelle pour la Tunisie, même si la première menace terroriste pour le pays reste intérieure », tempère Ali Bensaad, spécialiste du Maghreb.
« Ils sont sans doute quelques centaines, souvent à Derna, en Cyrénaïque mais aussi à Zliten ou à Syrte », estime Riad Sidaoui, directeur du Centre Arabe de Recherche et d’Analyse Politiques et Sociales.
La veille de l’attaque contre le musée du Bardo, la Tunisie avait annoncé avoir arrêté une trentaine de candidats au djihad en Libye, près de la frontière. Ce jeudi, au lendemain de l'attentat, le groupe djihadiste Etat Islamique a revendiqué l'attentat.
L’un des hommes les plus recherchés de Tunisie, Ahmed Roussi, l’un des leaders de Ansar Al Charia a été tué au cours de combats contre des forces libyennes près de la ville de Syrte. Il dirigeait une unité de l’état islamique en Libye. « La mort d’Ahmed Rouissi confirme l’importance grandissante des djihadistes étrangers et tunisiens dans le conflit libyen », estime Riadh Sidaoui, politologue tunisien. L’homme était soupçonné par les autorités tunisiennes d’être le cerveau des attentats qui ont coûté la vie aux députés Mohammed Brahimi et Chokri Belaid.
"Auparavant, les candidats au djihad prenaient tout simplement l’avion pour la Turquie et à partir d’Ankara ils essayaient de franchir la frontière syro turque. Cette voie a été coupée par les forces de sécurité tunisienne en 2013. Les apprentis djihadistes prennent désormais d’avantage la direction de la Libye », décrit Riad Sidaoui, politologue tunisien.
Un fait nouveau inquiète aujourd’hui les autorités : des Tunisiens de retour de Libye ou de Syrie reviennent désormais dans le pays. « Les Tunisiens craignent de connaître, dans leur pays, le phénomène des ‘Algériens afghans’. Ces jeunes Algériens étaient partis faire le djihad contre l’occupant soviétique en Afghanistan dans les années 1980. De retour dans leurs pays, extrêmement radicalisés, ils furent à l’origine des premières violences terroristes de la guerre civile des années 1990 en Algérie. La Tunisie craint le retour de ses djihadistes partis en Syrie ou en Libye », explique le politologue tunisien Riadh Sidaoui.
Les marges de manœuvre des autorités tunisiennes en Libye semblent presque inexistantes. « L’armée est mal équipée, mal entraînée. La Tunisie n’a pas les capacités militaires de l’Egypte, qui bombardait des cibles islamistes en Libye au lendemain de l’assassinat de 21 coptes », constate Riadh Sidaoui. Ennahdha pourrait jouer un rôle, selon Ali Bensaad, spécialiste de la Libye. « Les islamistes Tunisiens de Ennahdha qui ont pris leurs distances avec les djihadistes pourraient peser sur les islamistes libyens et leurs milices pour qu'elles se désolidarisent d'avec les djihadistes. » indique le chercheur.
En attendant un éventuel dialogue avec les différents groupes armés libyens, la Tunisie a décidé la mise en place une zone tampon de 300 km passant par Jendouba et El Kef, au sud, pour tenter d’empêcher l’infiltration de militants armés tunisiens en provenance de Libye. « Plus de 50 000 personnes vivent du commerce informel à la frontière libyenne. Une trop grande répression policière pourrait rapprocher ces populations des groupes islamistes. Le risque est réel », prévient Ali Bensaad.