Manifestations et affrontements avec la police se sont multipliés en Tunisie depuis le décès d’un jeune chômeur, samedi 16 janvier, à Kasserine. Un mécontentement qui rappelle celui exprimé avant la révolution, mais qui intervient 5 ans après la chute de Ben Ali dans un pays qui ne parvient pas à relever son économie.
La colère gronde en Tunisie et particulièrement à Kasserine depuis samedi 16 janvier. Ce jour-là, Ridha Yahyaoui, un chômeur de 28 ans, meurt électrocuté après être monté sur un poteau dans une rue de Kasserine. Il participait alors à une manifestation contre le retrait de son nom - parmi d’autres- d’une liste d’embauches au sein du ministère de l’Enseignement.
Depuis le décès de ce jeune Tunisien, la tension n’a fait que croître et les mobilisations se multiplient à Kasserine mais aussi dans le reste de la région ainsi qu’à Tunis.
Dès le lendemain du décès de jeune Tunisien, dimanche 17 janvier, plusieurs dizaines d’habitants de Kasserine expriment leur colère en brûlant des pneus devant la préfecture de la ville. Lundi 18 janvier c’est dans la capitale qu’un rassemblement est organisé à l’appel de l’UDC et de l’Union générale des étudiants de Tunisie. Ce jour-là, un haut responsable du gouvernorat de Kasserine est limogé et une enquête sur le décès de Ridha Yahyaoui ouverte.
Mardi 19 janvier, la situation s’envenime à Kasserine où plusieurs centaines de manifestants descendent dans la rue pour réclamer plus d’emplois en scandant « Le travail est un droit ». Ils sont dispersés par la police et 14 blessés sont emmenés à l’hôpital. Le ministère de l’Intérieur annonce la mise en place d’un couvre-feu de 18h à 5h du matin. Des manifestations ont aussi lieu à Thala, Meknassi et Mazzouna.
Nous dialoguons et notons leurs revendications
Chedly Bouallègue, le gouverneur de Kasserine.
Face à cette dégradation de la situation, le président du Parlement Mohamed Ennaceur annonce qu’une délégation parlementaire se rendra dans la région. Mais aucune date n’a pour l’instant été fixée.
Le pouvoir se veut rassurant. « Nous sommes en train d’accueillir des jeunes, des diplômés de l’enseignement supérieur. Nous dialoguons et notons leurs revendications », expliquait à la radio Mosaïque FM, le gouverneur de Kasserine, Chedly Bouallègue.
Souvenirs de révolution
Mais après une accalmie, les protestations ont repris ce mercredi 20 janvier dans plusieurs villes du pays. La police a utilisé du gaz lacrymogène et des canons à eau pour disperser la foule qui s'était rassemblée à Kasserine où 8 policiers ont été blessés. Les affrontements avec les manifestants se sont poursuivis en dépit du couvre-feu toujours en place. A quelques kilomètres de là, à Thala, onze policiers ont été blessés et l'un d'entre eux est mort à Feriana.
Face à cet envenimement de la situation, le porte-parole du gouvernement, Khaled Chouket a annoncé en urgence que plusieurs mesures allaient être prises pour la région de Kasserine, notamment l'embauche de 5000 demandeurs d'emploi et l'allocation de 135 millions de dinars (soit 60 millions d'euros) alloués à la construction de logements sociaux
Le décès du jeune chômeur et la multiplication de ces manifestions rappellent évidemment la manière dont la révolution s’est déclenchée cinq ans auparavant à Sidi Bouzid avec l’immolation de Mohamed Bouazizi. (
Lire notre article)
« Kasserine a été parmi les premières villes à se soulever contre Ben Ali le 7 janvier 2011. Toutes ces villes ont demandé la justice sociale parce que ces régions comme Sidi Bouzid ou d’autres en Tunisie n’ont pas eu leur part de développement. Cinq ans après, rien n’a changé », explique Messaoud Romdhani, membre de l'ONG Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). « Depuis les premières années post-révolution, la société civile ne cesse d’attirer l’attention des différents gouvernements sur le fait que cette situation est précaire et qu’ils doivent tenir compte des problèmes de ces régions qui se sont révoltées contre Ben Ali. Pas seulement pour la démocratie et les droits humains mais avant tout pour changer la situation sociale. »
"La Tunisie des oubliés"
Pour Nicolas Beau, rédacteur en chef de
Mondafrique.fr et observateur de longue date du pays, cette «
Tunisie des oubliés », de «
l’intérieur » n’est pas suffisamment prise en considération, aidée. «
Depuis 2011, l’Etat tunisien s’est peu occupé de lancer de grands plans d’équipements, de routes, de transports, de structures d’’industrialisation. Dans les zones très pauvres comme Thala, Kasserine, Gafsa, toute la production de phosphate s’est arrêtée. Ce sont des régions qui se sont totalement écroulées », observe Nicolas Beau qui ajoute : «
Un effort a été fait sur l’éducation sous Ben Ali et se poursuit bon an mal an. Paradoxalement, beaucoup de jeunes ont fait des études même dans des villes déshéritées comme Kasserine mais ils se retrouvent sans boulot, sans perspective. »
Un diplômé sur trois est chômeur alors que le taux de chômage national dépasse déjà les 15%. Dans cette région défavorisée, la misère sociale de Kasserine renvoie la Tunisie à ses
problèmes économiques non résolus depuis la chute de Ben Ali. Plusieurs fois cible d’actes terroristes en 2015, le tourisme s’est considérablement érodé en Tunisie. Aujourd’hui, la croissance du pays ne dépasse pas les 1% en 2015.
On a gagné jusqu’à présent la liberté d’expression .. et encore!
Messaoud Romdhani du FTDES
« Le gouvernement jusqu’à présent n’a pas de réponse à ces problèmes, le modèle économique est le même, la corruption ne cesse de croître, le chômage aussi, regrette Messaoud Romdhani du FTDES. On a gagné jusqu’à présent la liberté d’expression .. et encore ! »
La population, les militants haussent toujours plus la voix contre les atteintes à certaines libertés (
lire notre article). Si le pays est montré comme un modèle de transition démocratique, le reste est encore très vacillant. Face aux divisions politiques au sein du parti Nidaa Tounes majoritaire au Parlement, les mobilisations liées à l’emploi, déclenchées à Kasserine pourraient s’étendre. «
La crise s’aggravant et l’Etat en face n’étant pas vraiment structuré et solide, tout cela est inquiétant, souligne Nicolas Beau.
Et puis, il y a une partie de cette population de jeunes qui est attirée par Daesch. » La Tunisie fournit actuellement le plus grand nombre de combattants étrangers au groupe Etat Islamique.