Fil d'Ariane
C'est une manne financière qui permet sans doute de continuer à payer les traites de l'État tunisien. Ce 22 décembre lors d'une rencontre mensuelle avec la presse algérienne, le président Tebboune a bien réaffirmé que son pays ne laisserait pas tomber la Tunisie en pleine crise économique. Depuis de nombreux mois la Tunisie attend un prêt de 2,2 milliards de dollars du FMI qui ne vient toujours pas pour l'instant.
Le pays n'a plus les moyens de payer ses importations notamment celle des biens de première nécessité comme le lait, les céréales ou les médicaments. Sayah Jamil, politologue.
Précédemment, Alger a tenu à vendre de l'électricité et de l'essence à la Tunisie à des tarifs préférentiels. Elle lui a envoyé du sucre, alors que beaucoup de matières premières manquent sur le marché tunisien. Après la pandémie de Covid-19, les touristes algériens sont venus en nombre en 2022 pour aider le secteur du tourisme tunisien en crise.
La situation économique en Tunisie est en effet catastrophique selon Jamil Sayah, politologue franco-tunisien et professeur de droit public à l'université de Grenoble. "Le pays n'a plus les moyens de payer ses importations notamment celle des biens de première nécessité comme le lait, les céréales. L'industrie touristique s'est effondrée avec le COVID. Le modèle du tourisme de masse ne fonctionne plus. La crise politique en Tunisie depuis le coup de force de Kaïs Saïed a fait fuir les investisseurs étrangers. Le pays ne fait plus rentrer de devises. Les produits alimentaires manquent. Les médicaments également. L'État face à cette crise économique n'arrive plus à payer une partie de ses traites", explique Sayah Jamil. "Plus de réserves de changes, plus de réserves alimentaires... Le discours en public portant sur la lutte contre la contrebande du président sans se poser réellement de questions sur sa gouvernance du pays est totalement hors-sol", insiste Jamil Sayah.
Lire : des milliers de manifestants contre le président Kaïs Saïed et les pénuries
L'argent algérien permet pour l'instant au pouvoir de Kaïs Saïed de se maintenir à flot, de payer les fonctionnaires.Jamil Sayah, politologue.
Le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Marouane El Abassi, a lui averti le 6 janvier dernier que l'année 2023 serait "compliquée", dans un contexte de faible croissance et forte inflation, sans un accord rapide avec le Fonds monétaire international (FMI) pour un prêt. La Tunisie, endettée à plus de 80% de son PIB, a obtenu un accord de principe du FMI à la mi-octobre pour un nouveau prêt de plus de 2 milliards de dollars, qui devrait lui ouvrir d'autres aides. L'inflation sur les produits alimentaires dépasse les 15% sur l'année 2022. Tunis se tourne donc pour la cinquième fois en 10 ans vers le FMI.
Lire : 2023 sera "compliquée" sans un accord avec le FMI selon le gouverneur de la banque centrale tunisienne.
Mais l'argent de cette nouvelle tranche d'aides se fait attendre. "Le FMI prend en compte des critères de gouvernance et de stabilité politique dans l'obtention de ses prêts. Et l'institution financière basé à Washington pour l'instant se rend compte que le compte n'y est pas. Le président Kaïs Saïed depuis son coup de force de juillet 2021 n'a pas cessé de bafouer l'État de droit, une situation qui fait fuir les investisseurs étrangers. L'État tunisien ne peut pas se financer sur les marchés internationaux sans ce prêt du FMI", explique Jamil Sayah.
La présidence tunisienne essaie de trouver des alternatives aux institutions internationales financières que sont le FMI ou la Banque mondiale en se tournant dernièrement vers les pays du Golfe comme l'Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis. C'est dans ce contexte que l'Algérie intervient selon Jamil Sayah.
Alger en contrepartie de ce soutien financier veut que la Tunisie au sein d'institutions internationales comme l'Union africaine par exemple ou sur ses relations avec le Maroc suive ses positions diplomatiques.Hasni Abidi, politologue algérien, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève
"Le pouvoir algérien a très vite perçu l'intérêt qu'il avait de profiter de la faiblesse tunisienne. Sur une année, sous forme de prêt ou de dons, le pouvoir algérien s'est rendu indispensable au pouvoir tunisien. Il assure sa survie. La hausse des prix du gaz et du pétrole a donné plus de marges financières à Alger et finalement les quelques 700 millions de dollars sous forme de prêts ou de dons représentent peu de chose pour Alger.
Mais cet argent permet pour l'instant au pouvoir de Kais Saied de se maintenir à flot, de payer les fonctionnaires", explique Jamil Sayah. Comment expliquer donc cette soudaine générosité ?
"Rien n'est gratuit. Et on assiste à mon sens à une forme de vassalisation de la Tunisie par l'Algérie. Tunis s'est aligné sur toutes les positions diplomatiques de l'Algérie que ce soit sur la Libye, le Sahara Occidental ou le Maroc. La Tunisie n'avait jamais reconnue le Front Polisario que ce soit sous Habib Bouguiba (NDLR : président de la Tunisie de entre 1957 et 1987) ou Ben Ali (NDLR : président de la Tunisie de 1987 à 2011) ou lors des premiers gouvernements de l'après Révolution. Kaïs Saïed a reçu en grande pompe en 2022 Brahim Ghali, le chef du Front Polisario soutenu par Alger", décrit Jamil Sayah.
Hasni Abidi, politologue algérien, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève, abonde dans le même sens. "Alger en contrepartie de ce soutien financier veut que la Tunisie au sein d'institutions internationales comme l'Union africaine par exemple ou sur ses relations avec le Maroc suive ses positions diplomatiques", insiste Hasni Abidi.
Le pouvoir militaire algérien est confronté à la contestation du Hirak, le mouvement populaire, favorable à la démocratie. Il ne veut pas qu'un foyer démocratique, celui de la Tunisie subsiste à ses frontières. C'est pour cela qu'il soutient le pouvoir personnel et le coup de force de Kaïs Saïed. Sayah Jamil, politologue.
Le sommet de la Ticad, coeur des relations entre le Japon et l'Afrique, s'est tenu à Tunis le 26 août 2022. Le pouvoir Tunisien a cherché à ce moment là à imposer la présence du Polisario durant le sommet, provoquant l'ire de Rabat. Le Maroc a rappelé son ambassadeur de Tunis. La Cédéao a également condamné cette présence.
Communiqué: Le Maroc décide de ne pas participer au Sommet de la TICAD et de rappeler immédiatement en consultation l’Ambassadeur de SM le Roi à Tunis.https://t.co/Aa6URW1si6 pic.twitter.com/Ex3cEesp6V
— Maroc Diplomatie (@MarocDiplomatie) August 26, 2022
Le président Kaïs Saïed s'est rendu à Tripoli en mars 2021 pour soutenir le gouvernement de Tripoli. La Tunisie est sorti de la position d'équilibre qu'entretienne la France ou l'Union européenne entre le pouvoir du maréchal Haftar et le gouvernement de Tripoli. Tunis a suivi dans ce sens la position diplomatique d'Alger sur le dossier libyen selon Sayah Jamil. L’Algérie rejette le gouvernement de Fathi Bachagha, soutenu par le maréchal Khalifa Haftar.
Le pouvoir algérien s'inquiète surtout d'avoir à ses frontières une Tunisie instable politiquement et fragile.Hasni Abidi, politologue algérien, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen à Genève.
Comment est perçu ce rapprochement avec Alger en Tunisie ? "Les Tunisiens ont le sentiment que leur pays est devenu une Wilaya de l'Algérie (NDLR : nom d'une préfecture d'Algérie). Le pays depuis son indépendance a toujours su adopter une politique étrangère indépendante d'Alger", regrette Sayah Jamil. Une image illustre la nouvelle dépendance des Tunisiens vis-à-vis de l'Algérie. Les Tunisiens ont pris l'habitude de traverser la frontière algérienne pour faire leur courses alimentaires. Les rayons des supermarchés algériens sont pleins et la montée des prix est limitée par les subventions de l'État algérien. Mais le gouvernement algérien vient de siffler la fin de la récréation : les biens alimentaires achetés seront saisis à la frontière si les Tunisiens ne paient pas une taxe.