Turquie : après le putsch manqué, que vaut l'accord avec l'EU sur les migrants ?

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ombre erdogan
L'ombre du président turc Recep Tayyip Erdogan se détache sur une fresque représentant une mosquée, alors qu'il tient un discours à Ankara, ce 3 août 2016, à l'occasion de la visite du Secrétaire général du Conseil de l'Europe Thorbjorn Jagland.
@Kayhan Ozer/Presidential Press Service/AP
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En mars 2016, la Turquie signait avec l’Union européenne un accord visant à réguler l’afflux des migrants en Europe. Le coup d’Etat manqué du 15 juillet, et les purges qui, aujourd'hui encore, s’ensuivent, peuvent-ils en compromettre les termes fragiles ?
Dans la nuit du 14 au 15 juillet 2016, l'armée turque tentait de prendre le pouvoir au gouvernement islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan, n'hésitant pas à tirer sur la foule et à bombarder le Parlement. Réprimé en quelques heures, le coup d'Etat s'est soldé par au moins 60 000 limogeages, arrestations et gardes à vue, notamment dans l'armée, la justice, la presse et l'éducation. Une purge qui, aujourd’hui, s'exerce jusqu'au sein du parti au pouvoir, l'AKP.

Déjà bien susceptible sur la question du respect des droits en Turquie, l’Union européenne assiste avec des sentiments mitigés aux réactions d'un gouvernement turc en position de force à l'intérieur - la tentative de putsch lui vaut, désormais, le soutien d’une grande partie de l’opposition - comme à l'extérieur.
Voici à peine cinq mois, la Turquie signait avec l’UE un accord - certes fragile et controversé - qui semblait offrir une issue à la crise provoquée par l’afflux des migrants en provenance de Syrie, entre autres. Cet accord s’est révélé être un succès, peut-être temporaire et à court terme, mais il a apporté la solution souhaitée aux problèmes des principaux pays d’accueil, comme l’Allemagne.

Le fait est que, en quelques mois, le flot des migrants s’est considérablement tari. Rares sont ceux qui tentent encore de traverser la mer Egée, de crainte de se voir refouler vers la Turquie. L’Europe a ainsi évité les millions de réfugiés qu’elle redoutait de voir arriver cet été. Aujourd’hui, après le putsch et les purges, que vaut cet accord ?
 

Entretien avec Emre Demir, rédacteur en chef de l’hebdomadaire et du site d’information franco-turcs Zaman France. Considéré comme proche de l'imam Fethullah Gülen, Zaman s'est trouvé en première ligne des purges.

 

Après le coup d'Etat manqué, comment évolue le regard des Turcs sur l’Europe ?

Il règne en Turquie un féroce climat anti-occidental. Le mutisme de l’Europe et des Etats-Unis à l’annonce du coup d’Etat alimente la théorie du complot. Il signifie, pour les Turcs, que les pays européens auraient préféré voir Erdogan partir - tout comme ils avaient tacitement approuvé le coup d’Etat en Egypte en s’abstenant de protester.

Contrariée par l’échec du putsch, l’Europe, maintenant, condamne les purges, dit-on. Un discours bien sûr alimenté par le gouvernement. Les Turcs, surtout au sein de l’AKP, ne supportent pas les critiques occidentales à l’égard des purges.  

Et la question des migrants ?

Autant l’Europe s’inquiète de la question des réfugiés, autant, en Turquie, tout le monde s’en fiche. Les Turcs ont vécu un traumatisme national, ils ont eu peur que leur pays devienne la nouvelle Syrie. Alors les réfugiés, vous pensez…

Reste que, pour Erdogan, c’est une carte à jouer. Un atout pour faire pression sur l’Europe et les Etats-Unis, pour acheter leur silence face aux purges massives. Ce mercredi 3 août 2016,  Thorbjørn Jagland, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe Thorbjorn Jagland, en visite à Ankaraa reconnu "le besoin de nettoyer" les institutions du pays après la tentative de coup d'Etat. C’est cela qu’Ankara veut entendre : une légitimation des purges face à la menace. 

 Thorbjorn Jagland à Ankara
Le président turc Recep Tayyip Erdogan reçoit le Secrétaire général du Conseil de l'Europe à Ankara, le 3 août 2016. Thorbjorn Jagland a admis que l'Europe "manquait de compréhension" à l'égard des défis auxquels la Turquie doit faire face au lendemain du coup d'Etat manqué du 15 juillet.
@ Kayhan Ozer/Presidential Press Service/AP
Dans ce contexte anti-européen et de crises diplomatiques multiples avec plusieurs pays d’Europe, dont l'Autriche et l'Italie, elles sont très difficiles à déterminer. 

Certains signes révèlent un rapprochement avec la Syrie et la Russie. Le 15 juillet, les premiers pays à condamner le coup d’Etat et à afficher leur soutien à Erdogan ont été la Russie et l’Iran, tandis que les pays occidentaux tardaient à réagir. Peut-être cela révèle-t-il un changement d’axe pour la Turquie. 

Mais peut-être aussi Erdogan joue-t-il la carte du rapprochement avec les ennemis d'hier pour acheter le silence, mais aussi la légitimation, de l’Europe. Ce serait alors un chantage ultime, risqué, mais c'est un risque qu'il peut prendre.

Dans quelques mois, nous verrons s’il est sincère ou s’il se contente de jouer ses cartes face à l’Europe – ce qu’il a très bien réussi à faire jusqu’à présent. Erdogan n’est pas un idéologue, c’est un pragmatique, un tacticien dont l’objectif est de renforcer son pouvoir autant que faire se peut. 
Erdogan n’est pas un idéologue, c’est un pragmatique.

Emre Demir

Les choses peuvent s’éclaircir un peu après la visite de Poutine à Ankara, ce mardi 9 août. Ce sera la première depuis la crise entre les deux pays. Nous verrons alors si Erdogan envisage un réel rapprochement avec la Russie et une rupture avec ses alliances occidentales, ou s’il profite simplement de la situation pour faire pression sur l’Europe. 

Et les intentions de l’Europe vis-à-vis de la Turquie ?

Je pense que l’Europe est terrifiée par l’éventualité de la rupture de l’accord sur les réfugiés, et que ces craintes justifient un certain silence face aux purges. Un silence compréhensible, mais qui peut aussi porter les germes d’une crise encore plus aiguë, à la fois pour la Turquie et l’Europe.

D'un autre côté, l'Europe entrevoit une possibilité de normalisation de la politique en Turquie. Hier encore, une manifestation rassemblait l’AKP et l’opposition en soutien à la démocratie. Il n’y a plus de contre-pouvoir en Turquie, maintenant que l’armée s’est discréditée aux yeux de tous avec le coup d’Etat et qu’Erdogan l’a vidée de sa substance. 

Le coup d’Etat manqué est une chance pour la démocratie turque, peut-être la dernière.
Emre Demir
 
Moi-même, journaliste d’opposition, et même si la situation de la démocratie turque est terrible, je préfère un Erdogan démocratiquement élu à un coup d’Etat militaire. Cette unité nationale est l’occasion pour Erdogan de désamorcer les tensions politiques au sein du pays. 

C’est une chance pour la démocratie turque. Peut-être la dernière chance d'Erdogan à cet égard. Une chance inimaginable voici encore quelques mois. Mais s’il continue à purger, à consolider son pouvoir, à vouloir contrôle l’appareil étatique et la société civile, alors l’Europe risque d’avoir, en plus des réfugiés syriens, un afflux de réfugiés turcs ! 


Emre Demir est le rédacteur en chef de l’hebdomadaire franco-turc et du site d’information franco-turcs Zaman France. Assimilé à l'imam Fetullah Gülen, le journal s'est trouvé en première ligne des purges gouvernementales.


Aujourd'hui, même les abonnés de Zaman France sont menacés.
Emre Demir

Sur le plateau de TV5MONDE, Emre Demir raconte :