Fil d'Ariane
Mais Istanbul et Ankara ne sont pas les seules à changer de mains. Métropole touristique sur la Méditerranée, 2,5 millions d’habitants, Antalya passe à l’opposition de même qu’Adana (près de deux millions d’habitants) et plusieurs villes du nord. À Tunceli, le vainqueur-surprise est le candidat communiste.
Dans le Nord-Est anatolien kurde, la parti de gauche HDP - dont les principaux dirigeants croupissent en prison - reconquiert une grande partie des localités qu’Ankara avait pris d’autorité sous sa tutelle, dont la principale, Dyarbakir.
L’attitude de cette formation dans le scrutin retient d’ailleurs l’intérêt. Parti légaliste « pro-kurde » historiquement issu du PKK, 11 % des voix et 67 députés aux dernières élections législatives - dont dix derrière les barreaux -, le HDP se trouve gravement affaibli par la répression prétextée par le coup d’État de juillet 2016 et une accusation injuste de soutien au « terrorisme ».
Il a choisi de ne pas présenter de candidats à Ankara ni Istanbul – malgré sa forte population kurde – pour éviter la dispersion des voix.
Sacrifice aujourd’hui déterminant dans la victoire de l’opposition (CHP de centre-gauche allié à l’IYI de droite nationaliste), arrachée de justesse malgré la disproportion des moyens.
Le président Erdogan s’était fortement impliqué pour faire de ces municipales une nouvelle victoire, tenant lui-même plusieurs meetings par jour lors de la campagne. La quasi-totalité des moyens d’informations se sont mis à son service dans une propagande particulièrement agressive.
Surenchère à double tranchant, qui a contribué à faire du 31 mars un référendum pour ou contre le Reis. « Erdogan a pris un risque en transformant ce scrutin en une élection nationale (...) Cette défaite va être considérée comme la sienne », estime pour l’AFP Berk Esen, professeur associé à l'université Bilkent, à Ankara.
Voir dans son revers le seul rejet d’un régime aux allures de dictature – des dizaines de milliers d’emprisonnements politiques depuis juillet 2016, la presse et les partis harcelés, un pouvoir de plus en plus autocratique … - serait d’ailleurs erroné.
Si la thématique de la répression a influencé le vote de certains milieux urbains lassés des arrestations et du langage de guerre civile en vigueur, la mauvaise conjoncture économique a également joué un rôle considérable.
La forte croissance qui a marqué l’économie turque dans la décennie 2000 avait permis au parti d’Erdogan, l’AKP, d’engranger les victoires électorales et de se constituer une solide base sociale. Celle-ci ne lui a pas manqué lors du putsch raté. Elle s’est montrée compréhensive aux atteintes aux libertés, l’a soutenu dans son éloignement de l’Union européenne et dans son relatif isolement international. Elle devient moins enthousiaste dans le contexte actuel de retournement de la conjoncture : récession, inflation record, chômage en hausse.
La perte des grandes villes n’est pas pour autant la fin d’Erdogan ni de son régime. Techniquement, l’AKP conserve assez de leviers au niveau local (des districts, en particulier) pour limiter la liberté de gestion des municipalités conquises par l’opposition.
À l’échelon du pays, la formation présidentielle perd peu de sa puissance. Erdogan, surtout, demeure l’hyper-président doté d’un pouvoir sur mesure. Il contrôle l’État, l’armée, la justice. La réforme constitutionnelle de 2018 a réduit le parlement au rôle de chambre d’enregistrement.
Dans un climat d’hystérie et de peur entretenu par des médias dévoués, il a emporté sans trop de résistances les consultations électorales de ces dernières années et plus grand-chose ne semblait pouvoir l’arrêter. Ces municipales, où l’opposition a mesuré l’efficacité de son union, sonnent comme l’hypothèse d’une nouvelle séquence. L’inquiétude pourrait changer de camp.