Alors qu'une opération militaire dans le sud-est de la Turquie a tué ces derniers jours, selon l'armée, plus de 200 combattants du PKK (rebellion armée kurde), le parquet d'Ankara ouvre une enquête criminelle à l'encontre de Selahattin Demirtas, le leader du HDP, parti légal d'opposition de gauche. En cause: des propos sur l'autonomie kurde prononcés en meeting.
Certains mots pèsent lourd en Turquie. La justice y a ouvert lundi une enquête à l'encontre du principal leader politique kurde du pays, Selahattin Demirtas, accusé de crimes contre l'ordre constitutionnel, a annoncé l'agence gouvernementale
Anatolie. Cette
"enquête" fait suite à des propos du chef de file du Parti démocratique des peuples (HDP) évoquant une possible autonomie pour la minorité kurde de Turquie, selon
Anatolie.
Pour les médias turcs, l'affaire fait référence à un discours prononcé dimanche par Selahattin Demirtas dans lequel il avait déclaré que les Kurdes de Turquie devaient décider s'ils voulaient vivre en autonomie ou "
sous la tyrannie d'un homme". Le parquet d'Ankara enquête sur des accusations de crimes "
contre la constitution et son fonctionnement", a indiqué Anatolie, sans préciser la peine encourue par le leader kurde de 42 ans, considéré comme le principal rival du président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan.
En juillet, le parquet de Diyarbakir (sud-est) avait déjà ouvert une enquête contre Demirtas pour "
troubles à l'ordre public" et "
incitation à la violence" lors de manifestations pro-Kurdes en octobre 2014, accusations pour lesquelles il risque jusqu'à 24 ans de prison.Selon l'agence Anatolie, les deux enquêtes ont été jointes dans une seule procédure.
Cette nouvelle affaire intervient sur fond de tension croissante entre les autorités turques et la minorité kurde du pays, après deux semaines d'offensive militaire dans le sud-est à majorité kurde, où les combats ont été meurtriers.
Une opposition inédite
Parfois comparée au Syriza grec (voire à Podemos en Espagne ou au Front de Gauche français, qui le soutiennent), le HDP naît officiellement en 2012 de la coalition de sept partis politiques et d’une trentaine d’associations de gauche. On le qualifie de « pro-kurde », voire de faux-nez du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en lutte armée chronique contre Ankara. La réalité est plus complexe. L’un de ses députés, Ertugrul Kürkçü, cité par
Médiapart, le décrit comme « un parti multinational, multiculturel et multiethnique reposant sur des valeurs démocratiques et de gauche. Sans l’héritage de la lutte des Kurdes, il n’y aurait pas de HDP, mais le HDP soutient tous les secteurs opprimés de la société. Il est pro-féministe, pro-socialiste, pro-kurde, pro-arabe, pro-alévis, pro-chrétien, pro-pauvres. ». De quoi détonner dans un paysage politique turc très figé.
Depuis deux ans, le HDP est dirigé par une figure de la gauche kurde, Selahattin Demirtas (quadragénaire naturellement comparé, lui, au Grec Alexis Tsipras) qui le co-préside avec une femme, Figen Yüksekdağ. En partie sous leur influence, le mouvement s'est distancié discrètement de ce PKK toujours interdit et marqué à la fois d’une culture de violence - subie et pratiquée - et d’une forte « ethnicité ».
Le HDP devient, lui, un parti turc, fédérant de multiples courants d’extrême-gauche, ouvert aux femmes jusqu’à pratiquer une parité sourcilleuse, aux minorités – y compris gaies et lesbiennes – ou aux sensibilités écologistes. Il recueille en partie l’héritage de la lutte du « parc Gezi » d’Istanbul qui, à partir de la contestation d’un projet immobilier, avait, il y a deux ans, tourné à des manifestations nationales de masse contre le pouvoir central.
Profitant de la dynamique, le HDP recueille près de 10 % des voix à l’élection présidentielle de 2014 en dépit d’une campagne virulente contre lui. Selahattin (qui signifie
Saladin, un autre Kurde) devient symbole de la remise en cause d’un pouvoir qui lui ménage d’autant moins sa haine qu’il redoute, à juste titre, la montée de son influence. Les élections législatives de juin 2015 renforcent cette crainte : 13 % au HDP. Sa percée se confirme bien au-delà des bastions kurdes traditionnels où il est souvent majoritaire.
La revanche d'Erdogan
Loin de composer avec le nouveau paysage issu des urnes, Erdogan s'emploie à
torpiller toute coalition lorsque survient très providentiellement pour lui, le 20 juillet, l'attentat de Suruç. Cette ville kurde proche de la frontière syrienne et, significativement, de la localité symbolique syrienne de Kobané, est le théâtre du premier attentat-suicide en Turquie de l'
Etat Islamique : 34 morts parmi des étudiants réunis pour discuter, justement, de la reconstruction de Kobané. Colère du PKK qui dénonce la faible protection des populations kurdes par le pouvoir d'Ankara . Ce dernier répond par des bombardements contre
Daech mais aussi, en une étrange symétrie et sous prétexte de lutte contre le terrorisme, contre ... le
PKK. La trêve des armes est rompue. Erdogan provoque de nouvelles élections, fixées au 1
er novembre.
C'est dans ce contexte de tension qu'est frappé un second coup, bien plus meurtrier encore que le premier : l'attentat-suicide du 10 octobre au cœur d'une marche de la paix organisée par différents partis et syndicats, dont le
HDP. 102 personnes sont tuées. Tout en attribuant finalement la responsabilité de la tuerie à l'
Etat Islamique, le gouvernement d'Erdogan redouble ses attaques contre le camp du
HDP présenté comme complice de l'ennemi suprême, le
PKK.
Pour paradoxale qu'elle soit, la diabolisation de la victime paye. Le retour de la lutte armée embarrasse les dirigeants du HDP qui prétend incarner l'expression pacifique de la cause kurde. Dans un climat de peur et de chantage à la guerre civile, le parti d'Erdogan, retrouve le 1er novembre une majorité absolue. En recul à près de 11 %, le HDP parvient à conserver 59 députés... et son statut d'ennemi majeur.
Mi-décembre, l'armée turque lance une offensive dans le sud-est du pays contre le PKK, tuant, selon son bilan, 211 de ses combattants. Après deux ans d'accalmie, la guerre civile est de retour tandis que, de l'autre côté de la frontière, d'autres Kurdes sont en première ligne contre l'Etat islamique. Des manifestations à Istambul et Diyarbakir sont brutalement réprimées. Après la destruction d'un avion russe par les forces turques provoquant une vive tension entre les deux pays, Selahattin Demirtas se rend à Moscou, voyage dénoncé comme une trahison par le pouvoir. A son retour, il évoque le 27 décembre au cours d'un meeting le sujet tabou d'"autonomie" kurde - sur lequel son parti ne s'est généralement exprimé qu'avec précautions -, réitérant ses attaques contre le pouvoir d'Erdogan. Ce dernier lui répond aujourd'hui par son bras judiciaire.