Turquie : quand les réfugiés syriens ravivent les tensions politiques
Tandis que l'Europe s'enlise dans son incapacité à s'accorder sur une politique d'immigration commune, la Turquie, elle, gère tant bien que mal les réfugiés syriens qui affluent dans le sud-est du pays. Si la situation dans les camps reste floue, le flot des réfugiés ravive d'autres débats dans la société et la vie politique turques. Explications avec deux spécialistes de la Turquie, Hamit Bozarslan et Didier Billion.
Combien sont-ils dans les camps de réfugiés ? 200 000 ? 250 000 ? Aucun chiffre public ne permet de permet de le savoir avec exactitude. Si l'on évalue à 500 000 le nombre de Syriens qui ont franchi la frontière, tous ne restent pas dans les camps. Certains ont un réseau familial de part et d'autre de la frontière et rejoignent les leurs ; ceux qui ont un peu d'argent s'installent à Istanbul, ville cosmopolite qui, depuis une vingtaine d'années, s'est habituée à la présence d'une population arabe ; d'autres, chrétiens ou alaouites (proches des alévis), vont chercher de l'aide auprès de leur communauté religieuse. Beaucoup n'ont aucun statut.
Reste que dans les neuf camps gérés par le HCR (Haut commissariat aux Réfugiés de l'ONU) en Turquie, les tensions sont palpables. Clivages confessionnels, vols, passages à tabac, attentats... La population locale est tiraillée entre compassion et hostilité. Quant au gouvernement islamo-conservateur turc, tiraillé, lui, entre promotion des valeurs démocratiques et défense des intérêts nationaux, il met la main à la poche pour protéger les camps, ouvre aux réfugiés son système de santé et répugne à fermer ses frontières.
Didier Billion, directeur-adjoint de l'Institut de Relations internationales et stratégiques
Carte blanche aux djihadistes ?
Voici des mois que l'opposition réclame des comptes au gouvernement sur sa gestion de l'afflux de réfugiés syriens et sa position "arrangeante" à l'égard des djihadistes, qui profiteraient de la perméabilité de la frontière. Et le débat fait la Une de la presse turque. "Personne ne sait exactement ce qui se passe dans les camps. On parle de plus en plus de djihadistes syriens qui s'y réfugient et s'y font soigner avant de repartir au combat. Ces derniers temps, le gouvernement est amené à nier quasi quotidiennement toute forme de rapport avec les djihadistes," raconte Didier Billion. Et pourtant, le rapport publié début juillet par l'Observatoire des Droits de l'Homme (lien en anglais) indiquait que l’Irak, la Turquie et la Jordanie refusaient désormais l’accès à leur territoire aux réfugiés syriens fuyant les combats. Ainsi la Turquie mènerait-elle depuis plusieurs mois une politique de fermeture quasi-systématique des points de passage entre les deux pays, ne laissant entrer que peu de Syriens par quelques postes restés ouverts.
Hamit Bozarslan, de l'Institut des hautes Etudes en Sciences sociales
Un mur au Kurdistan
Selon Hamit Bozarslan, ce sont surtout les Kurdes syriens qui inquiètent le pouvoir : "Il y a clairement une politique de construction de mur le long de la frontière kurde pour empêcher que les kurdes de Syrie affluent." Voilà qui nous renvoie à la complexité de la question kurde. Le gouvernement islamo-conservateur voit le PYD, une projection du PKK en Syrie, prendre le contrôle sur la zone frontalière. "Le pouvoir turc redoute la formation d'une entité jumelle en Turquie qui constituerait de nouvelles bases arrière pour les rebelles kurdes du PKK contre Ankara, explique Didier Billion."
Autre débat à vif dans les médias et le cercles politiques turcs : Damas utilise-t-il le PYD pour punir la Turquie de la perméabilité de sa frontière et de sa prétendue "complaisance" envers les djihadistes ? "Ces derniers jours, le gouvernement et certains partis de l'opposition accusaient le PYD d'être manipulé par Damas. Il y a probablement des contacts entre le PYD et Damas, mais de là à dire qu'ils sont manipulés... Et puis comme le processus de résolution de la question kurde, sur lequel on avait fondé de grands espoirs au printemps dernier, semble dans l'impasse, ces accusations sont aussi une façon de faire pression sur le PKK."
L'inertie européenne récupérée
Au-delà des remous sur la scène politique turque, la question des réfugiés jette un nouvel éclairage sur les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne qui, une fois de plus, marquent le pas. Devenus très critiques à l'égard de l'Union européenne, l'opinion publique, de même que certains responsables politiques turcs, ont tendance à relier l'incapacité de l'Europe à s'accorder sur une politique d'immigration commune aux difficultés leur pays à se rapprocher de l'Europe. "Les Turcs sont très critiques à l'égard de la politique d'immigration européenne, déjà pour des raisons de principes humanitaires, mais aussi parce qu'ils considèrent qu'ils font, eux, beaucoup d'efforts élémentaires - 500 000 réfugiés syriens à gérer, c'est très lourd. Ils veulent une Europe ouverte, une Europe de la solidarité et des partenariats, mais pas d'une Europe forteresse". Ainsi la classe politique a-t-elle beau jeu d'instrumentaliser l'incapacité de l'UE à définir une véritable politique d'accueil pour justifier le blocage des négociations d'adhésion. "C'est un raccourci très efficace pour nourrir l'acrimonie l'opinion publique turque contre l'Europe : l'UE est riche, mais frileuse et repliée sur elle-même, incapable de faire davantage d'efforts devant une situation humanitaire catastrophique."