Turquie : un Saladin de gauche fait vaciller Erdogan
Hier encore proscrit, le parti kurde rallie aujourd'hui les minorités et l'opposition en Turquie, et fait vaciller Erdogan, le Premier ministre épris d'omnipotence.
Selahattin Demirtas en meeting à Istambul au lendemain de sa victoire (AP Photo/Lefteris Pitarakis)
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«Nous, le parti des opprimés de Turquie qui veulent la justice, la paix et la liberté, nous avons remporté une grande victoire aujourd'hui. C'est la victoire des travailleurs, des chômeurs, des villageois, des paysans. C'est la victoire de la gauche ». Si elle peut paraître légèrement exagérée pour un score de 13 % des suffrages, la proclamation n’en est pas moins détonante dans un pays mieux connu pour les exploits passés assez sombres de son armée ou les positions ambiguës de son pouvoir actuel que pour l’éclat de son extrême-gauche laïque.
L’homme qui la prononce, Selahattin Demirtas, mesure aussi le chemin parcouru par une cause kurde proscrite, il y a peu d’années, jusque dans l’énoncé du nom. Condamné à mort il y a 16 ans,son prédécesseur Abdullah Oçalan purge encore comme nombre de ses compagnons une peine de prison à vie, la sentence initiale ayant été commuée. C’était hier, mais un autre temps, celui de la lutte armée du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), que ne renie pas Demirtas en dépit de l’engouement subit de médias européens sensibles à sa « modernité » qui croient déceler en lui, loin d’Oçalan, un « nouveau Tsipras ».
Le raccourci, en l’espèce, n’est pas complètement infondé et les deux hommes politiques ont plus en commun que leur voisinage méditerranéen. Même âge (42, 43 ans), même allure sage et trompeuse de gendres acceptables au service d’engagements rigoureux et peu dans l’air du temps. Dans les deux cas radicaux et de gauche, l’un et l’autre ont fait évoluer leur famille politique dans le sens de l’ouverture aux autres mais non du reniement. Leurs points d’ancrage, pourtant, sont bien différents. Le Grec Alexis Tsipras vient du mouvement communiste. Selahattin Demirtas de la lutte nationale kurde.
Route
Sa prise de conscience en la matière peut sembler tardive. Né en 1973 à Palu (Anatolie), Demirtas est issu d’une famille modeste et nombreuse sunnite zaza, minorité dispersée parlant le zazaki, proche linguistiquement de l’iranien. On écoute chez lui des chansons kurdes que l’on ne comprend pas et ce n’est qu’au lycée de Diyarbakir, capitale de fait d’un « Kurdistan turc » dont l’idée même est réprimée, où il passera sa jeunesse, qu’il prend conscience de ses origines kurdes. Son entrée en militantisme date de 1991. Elle est initiée par l’assassinat d’un dirigeant politique local par des paramilitaires suivies à Diyarbakir de manifestations réprimées, qui le marquent profondément : « je suis devenu quelqu’un d’autre », dira t-il.
Le « quelqu’un d’autre » se confirme dans ses années d’université, à Izmir puis à Istambul, où il étudie le droit. Il y rencontre sa femme, institutrice. Ils auront deux enfants. Devenu avocat, comme deux de ses sœurs, il revient à Diyarbakir et s’engage dans la lutte pour les droits de l’homme, fondant la section locale d’Amnesty international.
En 2007, il est élu député du Parti de la société démocratique (DTP), bientôt interdit. Il est réélu en 2011 sous l’étiquette de la coalition Travail, Démocratie et Liberté. En 2014, il devient co-président avec une femme, Figen Yüksekdağ du Parti démocratique des peuples (HDP).
Sous leur influence, celui-ci se distancie sans trop l’annoncer d’un PKK toujours interdit et marqué non seulement d’une culture de violence - subie et pratiquée - mais aussi d’une forte « ethnicité ». Le HDP devient un parti turc, fédérant de multiples courants d’extrême-gauche mais aussi ouvert aux femmes jusqu’à pratiquer une parité sourcilleuse, aux minorités – y compris gaies et lesbiennes – ou aux sensibilités écologistes. Il recueille en partie l’héritage de la lutte du « parc Gezi » d’Istambul qui, à partir de la contestation d’un projet immobilier, avait il y a deux ans tourné à des manifestations nationales de masse ébranlant le pouvoir central.
Intrus
Candidat l’an dernier à l’élection présidentielle, il recueille 9, 7 % des voix. Une percée médiatique autant qu’électorale. Selahattin (qui signifie Saladin, un autre Kurde) devient symbole de la remise en cause d’un pouvoir qui lui ménage d’autant moins sa hargne qu’il redoute, à juste titre la montée de son influence et le danger qui pèse sur les législatives à venir. On le traite d’infidèle – il veut supprimer les cours de religion obligatoire à l’école - soupçonné de manger du porc en voyage, de pop star – il joue du saz, une sorte de luth traditionnel et compose des chansons - ou de beau gosse.
Un peu en vain, car lui commet peu d’erreurs. Jouant à l’occasion de sa vie privée exemplaire comme un candidat à une élection américaine, (préparant devant les caméras le petit déjeuner familial « seul moment de la journée où nous pouvons profiter les uns des autres etc... »), il assume aussi bien ses sœurs voilées que son frère, condamné à vingt-deux ans de prison pour son activité au PKK et parti combattre aux côtés de Kurdes d’Irak un État islamique, observe Dimirtas, armé notamment … par la Turquie.
Il ne bénéficie, pour sa dernière campagne, que de trois heures de télévision contre une centaine pour le président Erdogan et son Premier ministre mais il en fait bon usage, incarnant un souffle frais et quasiment serein dans une vie politique au mieux empesée, à l’occasion ressaisie de violence. On comptera le 7 juin deux morts et cent-cinquante blessés dans un attentat à Diyarbakir, une cinquantaine d’attaque du HDP dans toute la Turquie.
Mais au soir, les 13 % de son parti, résonnent bien comme une victoire. Apparemment modeste, le score est national. Or, la population kurde n’est que de 20 % (environ 15 millions sur 75 millions de Turcs). Les régions kurdes ont fortement voté pour le HDP, légitimé à la fois comme formation de gauche radicale et représentant d’un peuple jusque là interdit d’expression électorale.
Pire pour Erdogan, des populations turques s’y rallient, lâchant, parfois pour la première fois, le parti au pouvoir. Celui-ci perd sa majorité absolue et il semble difficile, dans l’actuelle configuration de dégager une coalition stable et de nouvelles élections anticipées ne sont pas exclues. Près de 80 députés de HDP entrent pour la première fois au Parlement. « Je ne vous décevrai pas », a lancé Dimirtas à ses électeurs. Avec 8 % de chute, la bourse d’Ankara a fait connaître lundi sa désapprobation.