Les Turcs voteront le 1er novembre pour les élections législatives anticipées. L’AKP, parti du président Erdogan, espère ainsi récupérer la majorité absolue perdue lors du scrutin du 7 juin. Mais ses opposants sont toujours plus nombreux, notamment parmi les jeunes.
Après treize années de règne sans partage, les islamo-conservateurs de l’AKP, parti du président Recep Tayyip Erdogan, vont-ils essuyer un nouveau revers électoral ? C’est en tout cas ce que prévoient les sondages qui ne créditent l’AKP que de 40 à 43% des suffrages. A peine plus que leur score aux élections législatives du 7 juin (40,6%). Une mauvaise nouvelle donc pour le régime en place. Il avait organisé ce scrutin anticipé du 1er novembre justement dans l'espoir de reprendre totalement le contrôle sur l’Assemblée nationale.
Mes chers frères, on essaie de briser notre nation, notre union, notre fraternité (…) mais nous allons avancer sans baisser les bras, nous ne tomberons pas dans leurs pièges (…) les traîtres à la Nation (le parti prokurde HDP) ont brisé la paix de notre pays.
Ahmet Davutoglu, Premier ministre et chef de l’AKP, le 25 octobre 2015
A quelques jours de l’échéance, l’AKP multiplie les tours de force et n’hésite pas à jouer sur la peur pour tenter de reconquérir son électorat. Il semble cependant que ces efforts soient loin de séduire la jeunesse turque. Celle-ci n’hésitant plus à exprimer son désaccord avec M. Erdogan, non sans risque. Mercredi 21 octobre, selon la presse turque, un lycéen de 15 ans a été interpellé par la police devant un café internet et a passé la nuit au commissariat avant d’être placé en détention à Bünyan (centre du pays). Son tort : avoir « insulté » le président Erdogan. En Turquie, selon l’article 299 du code pénal, toute personne qui « porte atteinte à l’image du président » risque en effet jusqu’à quatre ans d’emprisonnement. En décembre 2014, un mineur de 17 ans était condamné à 11 mois de prison avec sursis pour le même délit. S’en suivait alors une vive polémique.
"Le sentiment qu'on leur a volé leur jeunesse"
Pour Ece, 22 ans et étudiante en science politique à Istanbul, les Turcs qui ont entre 16 et 30 ans sont majoritairement contre M. Erdogan et son parti. « Beaucoup de jeunes ont soutenu l’AKP à ses débuts, mais ils sont déçus. Et ceux qui, comme moi, ont grandi pendant les années Erdogan ont le sentiment qu’on leur a volé leur jeunesse. Il y a une vraie haine contre lui aujourd’hui ». Et le président en est bien conscient. En 2013 déjà, alors qu’il était Premier ministre, M. Erdogan s’était fait escorté de milliers de policiers lors d’un déplacement à la prestigieuse Université technique du Moyen-Orient d’Ankara qui compte 26500 étudiants. Un conflit entre les étudiants et les policiers avait alors éclaté faisant plusieurs blessés. « Il craint de se montrer parmi les jeunes parce qu’il sait à quel point ils sont contre lui », estime Ece.
Après l’attentat survenu à Ankara le 10 octobre, l’Etat turque n’a pas hésité à censurer les réseaux sociaux, outil largement utilisé par la jeunesse turque. « Ils ont bloqué Twitter pour le nettoyer. A sa réouverture, les tweets à propos de l’attentat n’existaient plus. Des banalités les ont remplacés » rapporte l’étudiante. Dans cet attentat, le plus meurtrier qu’ait connu la Turquie, 102 personnes ont péri alors qu’elles prenaient part à une manifestation pour la paix organisée à l’initiative du parti prokurde de centre-gauche HDP très populaire auprès de la jeune génération et ennemi juré de l'AKP.
Pour la première fois en juin, la police anti-émeute a violemment réprimé la 13e édition de la Gay Pride d’Istanbul. Selon Ece, ce rassemblement pacifique de la LGBT a toujours été sans importance pour le gouvernement jusqu’à ce que les manifestants protestent contre le régime de M. Erdogan et de l’AKP. La police n’a alors pas hésité à utiliser des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des balles en caoutchouc pour disperser les milliers de manifestants. Officiellement, le gouverneur d’Istanbul avait interdit cette marche, car cette année, elle coïncidait avec la période du Ramadan dans une Turquie pourtant laïque…
Taksim, symbole de la contestation contre Erdogan
Le soulèvement de la place Taksim en juin 2013 marquait le début de la contestation anti-Erdogan. Ece y avait pris part avec plusieurs dizaines de milliers de Stambouliotes afin de protester, au début, contre un projet d’urbanisme au Parc Gezi voulu par M. Erdogan. Le rassemblement, pourtant violemment réprimé par la police (8 morts), s’était ensuite propagé à toute la Turquie. Il était alors reproché au gouvernement de vouloir islamiser le pays. Pour elle, c’est bien grâce à la jeunesse, qui maîtrise parfaitement les réseaux sociaux, qu’autant de personnes se sont mobilisées.
Vendredi 23 octobre, à une semaine des élections législatives anticipées, la nouvelle résonne comme un avertissement pour les opposants au régime de M. Erdogan. 244 personnes ont ainsi été condamnées à des peines de deux à quatorze mois de prison simplement parce qu’elles ont participé aux manifestations de la place Taksim de 2013.
L’AKP : 13 ans au pouvoir (avec AFP)
2002 : Le Parti de la justice et du développement (AKP) remporte les élections législatives le 3 novembre.
2004 : Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan entreprend des réformes démocratiques et brise un tabou en autorisant le kurde à la télévision publique.
2005 : M. Erdogan obtient l'ouverture de négociations d'adhésion à l'Union européenne.
2007 : Au printemps, l'AKP veut faire élire son candidat à la présidence de la République, suscitant une grave crise. L'armée menace d'intervenir en cas d'atteinte à la laïcité. En juillet, l'AKP remporte des législatives anticipées et, le 28 août, les députés élisent président l'un de ses fondateurs, Abdullah Gül.
2008 : Les députés veulent libéraliser le port du voile et amendent la Constitution afin de l'autoriser à l'université. Mais la Cour constitutionnelle annule l'amendement. L’AKP échappe de justesse à une interdiction pour « activités allant à l'encontre de la laïcité ». Le voile entre néanmoins à l'université dès 2010, dans la fonction publique et au Parlement (2013) puis les lycées (2014), suscitant la colère de l'opposition.
2011 : En juin, l'AKP remporte sa troisième victoire d'affilée aux législatives avec près de 50% des voix. Erdogan entame un nouveau mandat, le dernier selon les règles de son parti.
2012 : Le 22 juin, la défense syrienne abat un avion de chasse turc. D'autres incidents suivront. Ankara a rompu avec Damas dès le début de la révolte en 2011 et soutient la rébellion, accueillant de nombreux réfugiés syriens (plus de deux millions en 2015).
2013 : Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont la guérilla a fait plus de 40.000 morts depuis 1984. Le 31 mai, la contestation d'un projet d'urbanisme à Istanbul vire en trois semaines de fronde antigouvernementale, violemment réprimée et faisant au moins huit morts. Mi-décembre éclate un scandale de corruption éclaboussant le sommet de l'Etat. M. Erdogan riposte en déclarant la guerre à ses anciens alliés de la confrérie de l'imam Fethullah Gülen, accusés de complot.
2014 : Le gouvernement multiplie les purges anti-Gülen dans la police et la justice, fait voter des lois pour mieux contrôler magistrats et internet et bloque momentanément Twitter et YouTube. Il renoue aussi spectaculairement avec l'armée qui obtient la révision des grands procès d'officiers. Un non-lieu général clôturera le scandale de corruption. L'AKP remporte les municipales de mars (45%) malgré une contestation persistante, ravivée par la pire catastrophe industrielle du pays dans la mine de Soma le 13 mai (301 morts). Le 10 août, M. Erdogan est élu président dès le premier tour d'un scrutin disputé pour la première fois au suffrage universel avec 52% des voix.
2015 : L'AKP arrive en tête des élections législatives le 7 juin mais perd la majorité absolue qu'elle détenait au Parlement depuis 2002. Faute de coalition, M. Erdogan convoque en août des législatives anticipées le 1er novembre. Le pays engage le 24 juillet une « guerre contre le terrorisme » visant le PKK et les jihadistes d'Etat islamique (EI). Il participe en Syrie à la coalition antijihadiste dirigée par Washington. La Turquie est frappée le 10 octobre par l'attentat le plus meurtrier de son histoire, attribué à l'EI, qui fait 102 morts à Ankara.
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