Turquie : vers une reconnaissance du génocide arménien ?
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a officiellement présenté, ce mercredi 23 avril, les condoléances du pays aux descendants des Arméniens tués "dans les circonstances du début du XXe siècle". Sans le nommer, Erdogan fait référence au génocide de 1915, reconnu comme tel notamment par la France mais pas par la Turquie. Pour la première fois, l'homme politique turc s'exprime sur ce massacre. Réel tournant ou geste politique d'Erdogan ? Réponses avec Mine Kirikkanat, journaliste et écrivaine turque établie à Istanbul, et notre éditorialiste Slimane Zeghidour.
En décembre dernier, le ministre des Affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, qualifiait déjà d'« erreur » et d'« acte inhumain » les déportations d’Arméniens. Cette nouvelle déclaration du Premier ministre Erdogan marque-t-elle une nouvelle étape ?
Mine Kirikkanat : C’est un grand pas en avant. Pour la première fois, un homme politique turc s’exprime sur le sujet et adresse ses condoléances à l'ensemble de la population de l’empire ottoman, toutes origines ethniques et religieuses confondues.
Jusqu’à présent, les Turcs ne voulaient même pas reconnaître la responsabilité de l’Etat ottoman au sujet de la déportation. Alors que là, monsieur Erdogan en parle… Même s’il refuse encore – et qu’il refusera toujours – d’utiliser le terme de « génocide ».
Mais jusque-là, personne n'avait osé dire que la souffrance avait été la même du côté des Arméniens et des Turcs. Personne ne reprochera cette dernière déclaration à Erdogan. Cela va dans le sens d'une reconnaissance de la communauté arménienne en Turquie.
Cette déclaration a-t-elle été faite en vue du centenaire du génocide l’année prochaine ?
Absolument. Cela permet de désamorcer ce qui peut se passer d’ici à l’année prochaine à l’étranger notamment. La France (en janvier 2014, ndlr) a récemment accepté une loi sur la reconnaissance du génocide arménien comme c'est le cas dans d’autres pays.
Mais les Américains ne l’ont pas encore fait. Peut-être que monsieur Erdogan, très habilement, prend les devants pour que Barack Obama reste sur cette ligne : aucun président américain, jusqu’à présent, n’a prononcé le mot de « génocide ».
Tous les 24 avril (le 24 avril 1915 marque le début du génocide de centaines de milliers d’Arméniens dans l’Empire ottoman, ndlr), chaque président américain exprime ses condoléances à la population américaine d’origine arménienne. Ils ont toujours utilisé le terme de « grande catastrophe de 1915 » et jamais celui de « génocide ». Mais au Sénat américain, un groupe veut faire passer une loi. Comme le centenaire du génocide approche, la Turquie fait un geste pour que les Américains ne dérogent pas à leur règle et que cette loi qui attend au Sénat ne voit jamais le jour.
Le Premier ministre Erdogan a-t-il fait un geste politique avec ces condoléances ?
Son électorat ne pourrait que se froisser sur un tel sujet. Les ultra-nationalistes seront bien sûr contre cette déclaration. Mais cela ne gênera pas l’immense majorité des Turcs qui a toujours reconnu la déportation et qui sait depuis des années que le peuple arménien est stigmatisé.
En s'exprimant ainsi, Erdogan peut plutôt vouloir s’octroyer une nouvelle sympathie de l’Union européenne et garder celle des Américains. La Turquie veut mener une politique de « zéro ennemi » aux frontières mais sous la gouvernance actuelle, le pays n’a plus aucun ami aux frontières.
Alors, faire un pas pour la paix vers les Arméniens par exemple, serait le bienvenu. Après cette déclaration, un rapprochement entre les deux pays pourrait avoir lieu. Et ça pourrait être profitable à l’Arménie. Parce que sa frontière avec la Turquie est la seule ouverture du pays à l’étranger, en dehors de la Russie, seul pays avec lequel l'Arménie commerce.
Si la frontière turque s’ouvre, ce serait un grand bond en avant pour que l’Arménie fasse une nouvelle entrée économique. Officiellement, 40 000 Arméniens d’Arménie travaillent en Turquie. Mais officieusement, ils seraient plus de 100 000.
Petit à petit les choses changent. Je dois reconnaître que, malgré tous les calculs politiques qui puissent animer Erdogan, c’est un pas positif.