Fil d'Ariane
Entretien. Une partie de la guerre en Ukraine se joue dans les airs. Compte tenu des défenses anti-aériennes déployées sur le terrain, Ukrainiens comme Russes privilégient l'envoi de drones plutôt que des avions de combat. Au point que le conflit constitue un tournant dans leur usage.
Un drone Bayraktar TB2, de fabrication turque, lors d'une répétition d'un défilé militaire dédié au Jour de l'indépendance, à Kiev, en Ukraine, le 20 août 2021.
Peer de Jong est vice-président de l'institut de formation Themiis, ancien colonel des troupes marines.
TV5MONDE : Peut-on considérer que la guerre en Ukraine constitue un tournant dans l’usage des drones à des fins militaires ?
Peer de Jong : Ce conflit a fait émerger un usage des drones révolutionnaire. Il a permis une prise de conscience déterminante. Le modèle d’utilisation a été complètement modifié. Le verrou a notamment sauté car il faut économiser les forces. De plus, dans cette confrontation, il y a des systèmes d’artillerie sol-air extrêmement performants, capables de détruire les avions de combat.
C’est pourquoi, l’utilisation de l’aviation par les deux camps est très réduite, notamment au-dessus du front. D’autant que les Russes ont accusé un terrible choc lors de leur tentative de prise de l’aéroport d’Hostomel au début de l’invasion. Le drone est aujourd’hui devenu un outil indispensable. Toutes les armées du monde vont créer des régiments de dronistes.
TV5MONDE : Pourquoi n’en voyait-on que très peu jusqu’alors ?
Peer de Jong : Avant la guerre en Ukraine, il n’y avait plus de conflit de haute intensité. L’usage du drone était cantonné à ce qu’en faisaient les Israéliens et les Américains avec le Reaper, un drone extrêmement cher. À savoir, pour faire court, cibler un immeuble dans lequel se trouvait un terroriste ou faire du renseignement. Il ne servait que lors de conflit de basse intensité ou asymétriques dans lesquels la technologie permettait de remplir des missions sans risque et à un coût abordable.
Personne ne voulait s’en servir pour tout un tas de raison dont une majeure : le drone est un robot piloté. Les armées de l’air de l’ensemble de la planète ont considéré que son emploi n’était pas noble puisque, quelque part, il rendait inutile la formation des pilotes.
TV5MONDE : On a également pu observer un détournement du drone de son usage initial.
Peer de Jong : Il existe deux niveaux dans l’emploi du drone. Le premier est le renseignement. Le second, celui d’opérer des missions de bombardements, soit proches, soit à distance. La guerre en Ukraine a fait émerger des drones qu’on dit tueurs ou maraudeurs ou kamikazes, qui transportent une charge explosive, quelle qu’elle soit. Soit l’engin s’écrase directement sur la cible, soit il largue son explosif sur une cible désignée. Et cela constitue un grand changement dans leur utilisation.
Et puis, la Russie notamment, les utilise en essaim, c’est-à-dire en en faisant décoller plusieurs dizaines, ce qui permet de saturer les défenses anti-aériennes et augmente les chances d’atteindre un objectif.
Le premier critère d'utilisation du drone est tactique. Il va loin, il n’a pas peur et s’il s’écrase quelque part, on en envoie un autre.
Peer de Jong, vice-président de l'institut de formation Themiis, ancien colonel des troupes marines.
TV5MONDE : Quels avantages y trouvent les belligérants ?
Peer de Jong : Le premier critère est tactique. Le drone va loin, il n’a pas peur et s’il s’écrase quelque part, on en envoie un autre. Il remplit toutes les qualités. En outre, la notion de stock s’efface. Elle se pose avec les avions de chasse ou les missiles qui coûtent des millions d’euros. Mais ces drones à bas coût n’entrent pas dans les calculs. On s’en procure au fur-et-à-mesure, en fonction des besoins. Leur fabrication est passé au stade de l’industrialisation.
Le second critère est le coût. Il existe des drones à tous les prix. Le Bayraktar TB2 turc utilisés par les Ukrainiens et les Shahed iraniens envoyés par les Russes sont des engins low cost. Certains drones utilisés pour le renseignement sont des appareils à usage civil, qui coûtent quelque 2.000 euros. Il n’y a pas besoin d’un drone à 50.000 euros pour faire des images de grande qualité. D’autant qu’il est possible d’ajouter des des caméras thermiques pour travailler de nuit et d’envoyer instantanément les clichés à l’état-major avec une bonne connexion internet.
Le seul problème réside dans l’autonomie qui est assez courte. Toujours est-il que la gamme des drones disponibles s’est totalement ouverte.
TV5MONDE : Outre les gros constructeurs d’armes, des pays tiers se sont mis en évidence en fournissant des drones aux deux parties du conflit.
Peer de Jong : Outre les points de vue tactique et financier, il faut souligner l’aspect politique. On assiste à l’émergence de pays de taille moyenne capables de produire de l’armement qui demeurait jusqu’alors essentiellement entre les mains américaines. Les Turcs ont réussi un coup de maître avec le Bayraktar, un produit peu cher, pas très évolué mais qui a montré des résultats incroyables. Le drone s’est totalement démocratisé.
Sa démocratisation pose toutefois un problème en parallèle. Le drone devient une menace majeure dans la lutte contre le terrorisme. Au même titre qu’il peut survoler un champ de bataille, il peut survoler un stade de football ou le palais de Buckingham. C’est un aspect que nos armées n’avaient pas tout à fait anticipé.