Fil d'Ariane
Rompus au bruit des bombardements proches, les habitants d’Avdiïvka, dans l’Oblast de Donestk, vaquent à leurs occupations malgré la menace d’une invasion russe.
« C’est le printemps ! » Sous un soleil de plomb et une température clémente, Oleksandr, T-shirt et veste légère, arpente les rues calmes de la localité. Les bâtiments portent encore les stigmates des lourds combats survenus en 2017 entre séparatistes prorusses et forces ukrainiennes. Pour ce grand gaillard de 29 ans, timide au demeurant, ce lundi 21 février est une journée on ne peut plus normale.
« Cela fait 3 ans que c’est très calme par ici. » Ukrainien, il est revenu il y a six ans à Avdiïvka, pour s’engager comme volontaire auprès d’une ONG locale, après 18 années passées aux Etats-Unis. À travers la ville, tout semble en effet d’une « normalité » déconcertante.
Les enfants sont à l’école ou se dégourdissent dans les parcs. Les babushkas (ndlr : grands-mères) se retrouvent sur les bancs publics pour partager le thé. Les jeunes, accoudés aux portières des voitures, font résonner du rap russe dans la rue. C’est à peine si l’on croise quelques militaires sortant du supermarché, sandwichs à la main.
Des babouskhas prennent le thé à l'heure du déjeuner, Avdiivka 21/02/2022.
Rien ne semble entamer le flegme et la résilience des habitants de cette cité-dortoir, située à seulement 2 km de la zone d’opérations des forces conjointes (JFO zone), dernier avant-poste de l’armée ukrainienne avant Donestk. Pas même le bruit sourd des bombardements aux alentours.
Ce lundi 21 février, les premiers échanges de tirs ont débuté vers 14h (heure locale) et n’ont cessé qu’une fois la nuit tombée. « On croirait que c’est juste à côté, mais en réalité c’est assez loin, tempère Igor, un résidant bien connu du quartier Gagarina, large sourire aux lèvres. Il faut seulement remplir quelques seaux d’eau au cas où l’eau serait coupée. » Rompu à ces coupures, lui, a déjà pris cette précaution. Dans la soirée, certains quartiers n’ont plus accès à l’eau.
À #Avdiivka, très calme, le propriétaire de mon appartement m'enjoint à remplir des seaux d'eau au cas où. Lui-même a déjà fait quelques réserves. pic.twitter.com/7O6MasdssE
— Romain Sinnes (@RomainSinnes) February 21, 2022
Selon Liveuamap, 84 violations de cessez-le-feu ont été enregistrés ce 21 février à Opytne, petit village situé à 7 km de là. Deux soldats ukrainiens y ont perdu la vie, 18 autres ont été blessés.
« Je ne m’inquiète pas plus que ça, parce que je sais que les gens sont beaucoup mieux préparés qu’avant, commente Oleksandr, le visage serein derrière ses lunettes rondes. "Quand les choses se sont détériorées à l’époque, les gens ont très vite réagi. On s’est organisé pour mettre à disposition des groupes électrogènes pour recharger les téléphones. »
Malgré le discours américain d’une invasion « imminente », lui comme de nombre des habitants, n’y croit pas. Il avance même une hypothèse sur le tourbillon médiatique entourant les événements. « Pour avoir vécu en Amérique, je comprends pourquoi les responsables agissent de la sorte. En mettant le focus sur l’Ukraine, ils se détournent des problèmes chez eux ! »
Peu avant l’heure du déjeuner, Anya sort de la bibliothèque mitoyenne du musée d’histoire folklorique de la ville. Elle a, comme bon nombre d’Ukrainiens, préparé sa « valise d’urgence » comportant documents importants, argent, médicaments. Mais cette affable retraitée de 65 ans, petite dame fluette, n’a pas même songé à s’éloigner. « Tout fonctionne normalement. Les banques, les restaurants... Je n’ai pas peur. Je remercie les États-Unis d’avoir envoyé des armes pour nous défendre. J’ai une grande confiance en notre armée. Ceux qui veulent partir sont déjà partis. On vit comme cela depuis huit ans ! »
Liudmila, pas plus inquiète d’une éventuelle détérioration, n’en demeure pas moins fataliste. Cette femme blonde de 52 ans, le regard bleu perçant laissant entrevoir une puissante force de caractère, ne voit pas d’issue à cette situation. « Cette guerre ne s’arrêtera jamais. Peut-être que les choses vont empirer. Qui sait ce dont Poutine est capable. » Originaire de Donestk, où elle gérait une petite société de rénovation d’appartements avec ses frères, elle a déménagé à Avdiivka en 2015.
Elle se donne aujourd’hui corps et âme pour l’ONG Free Space For Youth, un espace d’accueil pour les enfants de 6 à 15 ans, présent en deux emplacements de la ville. Les locaux dont elle s’occupe, remis à neuf par ses soins, donne sur l’école n°2, détruite par les bombardements et seulement rouverte il y a un an. Chaque jour après les cours, elle concocte un programme d’activités pour les écoliers.
Liudmila, 52 ans, Avdïïvka.
« Ils ont tellement d’énergie ! relate-t-elle joyeusement. Je les fais se dépenser et je leur apprends comment vivre correctement. Qu’ils ne sont pas obligés de boire, de fumer, qu’ils doivent respecter les autres. Et surtout qu’ils ne doivent pas croire ce que disent les Russes ! » A l’entrée du bâtiment, la porte de l’abri, donnant sur une cave humide, reste ouverte, au cas où. « Si un obus tombe dans la rue, les vitres pourraient exploser. Il faudrait mettre les enfants en sécurité. »
Lorsqu’il s’agit d’évoquer sa fille, restée à Donetsk en raison de son travail et parce qu’elle a égaré son passeport, son visage se referme. « On ne se parle que par messages ou sur les réseaux, confie cette croyante, les yeux brillants. Mais je ne peux absolument rien faire pour l’aider ou la voir. Je m’en remets à Dieu pour qu’elle aille bien. »
Dans la soirée, le président russe, Vladimir Poutine, signe un décret reconnaissant les Républiques populaires de Donetsk et Louhansk. Rencontré le lendemain à la sortie du supermarché, Oleksandr, semble moins impassible. « Maintenant, qui sait ce qui va arriver. Pour vous [jounaliste], cela fait sens de partir. »