Ukraine : la révolte se lève à l’Est

Depuis novembre 2013, la mobilisation des opposants ukrainiens ne faiblit pas sur la place de l'Indépendance. Dans le reste du pays, l'Ouest libertaire et nationaliste s'oppose à l'Est industriel et russophone, également bastion du président Viktor Ianoukovitch. Mais dans cette partie historiquement tournée vers l'ex-Union soviétique, la contestation commence aussi à gagner du terrain, bravant la répression féroce des administrations locales.
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Ukraine : la révolte se lève à l’Est
Les opposants au président Ianoukovitch occupent toujours la place de l'Indépendance ©Jonathan Alpeyrie
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"Être patriote en Ukraine de l’Ouest, c’est facile. A Kiev, c’est honorable. En Ukraine de l’Est, c’est héroïque, voire mortel." Depuis quelques semaines, ce dicton court dans le pays. A raison. Car si avec ses images apocalyptiques, dignes des guerres d’antan, la capitale ukrainienne accapare la une des médias, Kiev n’est pas l’Ukraine. A l’Ouest, libertaire et profondément nationaliste, s’oppose l’Est, industriel et russophone. Historiquement tournés vers l’ex-Union soviétique, ces territoires sont le bastion du président Viktor Ianoukovitch. Restés près d’un siècle sous le joug soviétique, ils préfèrent regarder passer le train de la révolution, refusant de jouer les faiseurs de roi. Pourtant, peu à peu, la contestation gagne du terrain et des villes comme Kharkov ou Dniepropetrovsk où, hier encore, l’on n’aurait jamais imaginé de manifestation anti-gouvernementale, commencent à se réveiller, bravant la répression féroce des administrations locales.
Ukraine : la révolte se lève à l’Est
Dmytro Pylypets, un des chefs de l'opposition vit sous une tente sur Maïdan ©Jonathan Alpeyrie
"Gloire à l'Ukraine!" Sur Maïdan, l’emblématique place de l’Indépendance qui fut le théâtre de la Révolution orange il y a dix ans, Dmytro Pylypets est comme chez lui. Originaire de Kharkov, la deuxième ville du pays, située à un jet de pierre de la frontière russe, il vit depuis deux mois sous une tente militaire, avec un poêle à bois pour seul rempart contre le froid extrême qui a touché le pays cet hiver. Avec lui, une trentaine d’autres combattants en civil ou tenue de camouflage. "Ianoukovitch est un dictateur, au même titre que Poutine ou Loukachenko," dénonce le médecin-légiste de 32 ans, qui refuse "de vivre dans la peur ou en prison comme en Russie ou en Biélorussie." L’important, à ses yeux, est de ne pas commettre les mêmes erreurs qu’en 2004. "Nous avons élu un président (Viktor Ioutchenko, ndlr) et nous sommes rentrés dans nos foyers. Nous lui avons fait confiance. Seulement, la politique n’est pas la religion. Il n’est pas ici question de foi. Nous aurions dû le garder sous contrôle. Désormais, nous n’avons plus le choix, nous devons ressortir victorieux. Nous ne pouvons revenir chaque année à Maïdan. Nous voulons vivre, travailler et étudier librement, comme partout ailleurs en Europe." Cinq cent kilomètres à l’est, sa mère brave le thermomètre qui affiche moins 20°C pour manifester à Kharkov un drapeau ukrainien à la main. "Gloire à l’Ukraine ! L’Est et l’Ouest ensemble !" Au pied du mémorial Chevtchenko, érigé en hommage au poète révolutionnaire du 19e siècle, elle n’en finit pas de scander les slogans nationalistes. Elle est fière de son fils. Mais elle a peur pour lui. Comment oublier que la veille de Noël, il a été poignardé à quatre reprises par des inconnus alors qu’il rentrait chez lui.
Ukraine : la révolte se lève à l’Est
Des cosaques ukrainiens gardent des barricades sur la place de l'Indépendance ©Jonathan Alpeyrie
Titouchkis Si à Lviv, proche de la frontière polonaise, la population, et même la police, semblent acquises à la révolution, la situation est tout autre à l’est. Fleuron industriel et siège de l’intelligentsia russophone, Kharkov est une ville universitaire où résident 1,4 million d’habitants, dont 300 000 étudiants. Capitale de l’Ukraine de 1917 à 1934, elle est aussi connue pour être le lieu de détention de l’ancien Premier ministre Ioulia Timochenko. Là-bas, lorsque les opposants à Ianoukovitch manifestent, il n’est pas rare de distinguer des ombres menaçantes dans le parc voisin. Ce sont des "Titouchkis", un nom apparu récemment en Ukraine pour désigner les "armoires à glace" payées par le régime pour jouer la provoc’ ou casser du manifestant. A Dniepropetrovsk, fleuron de l’industrie spatiale sous l’ère communiste - une ville encore fermée aux étrangers il y a vingt ans - ces mercenaires sont clairement intervenus à la demande des autorités. Le 26 janvier, une manifestation pacifique s’est soudain transformée en confrontation avec la police. Des photos prises ce jour-là montrent des Titouchkis sortir du bâtiment de l’administration régionale et se jeter sur les opposants à coups de battes de base-ball avant de se rabattre derrière la rangée de policiers. Selon une activiste du mouvement EuroMaidan, 116 manifestants ont été arrêtés à Kiev depuis le début des émeutes, 107 à Tcherkassy et 37 à Dniepropetrovsk.
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Depuis le mois de novembre, des opposants au président manifestent sur la place de l'Indépendance ©Jonathan Alpeyrie
"Le changement mais pas la guerre" Avec quelque 5000 participants lors des récentes manifestations, Kharkov et Dniepropetrovsk ont affiché une mobilisation rarissime dans ces contrées orientales. Pourtant, lorsque l’on déambule dans leurs artères couvertes de neige, difficile de sentir cet élan. Toute question politique appelle un sourire crispé. Les intimidations et les menaces semblent avoir atteint leur but. Un journaliste local nous confirme la gêne ambiante. "Je peux couvrir les manifestations anti-Ianoukovitch tous les jours si je veux, mais mon journal ne publiera jamais une ligne. Avant, nous avions dix télévisions et six journaux, aujourd’hui, c’est trois fois moins et ils sont tous détenus par des proches du régime." Cela fait bien longtemps qu’Alena Pidgorna et son groupe d’amis d’une vingtaine d’années ont décidé d’éviter les sujets politiques. Réunis au Doma, un "Anti-café" de Kharkov, dont le concept né en Russie prévoit que l’on paie à l’heure pour le temps passé sur place, mais pas pour le café, ni le thé ou le Wi-Fi en libre accès, les sept étudiants acceptent pourtant d’exprimer leurs réserves. "Le problème, dit Alena, c’est qu’à Kiev, ils veulent nous imposer leurs vues. Ici, on préfère travailler et nourrir sa famille. Nous sommes en colère, car les opposants ont occupé des bâtiments publics. Nous voulons le changement mais pas la guerre." Si la jeune femme reconnaît détester Ianoukovitch, elle remarque surtout le vide politique environnant. "S’il part, nous ne disposons d’aucun autre candidat qui ne soit pas corrompu !" Alena, comme beaucoup d’autres, a conscience de l’énorme différence culturelle qui sépare l’est, où tout le monde parle russe, et l’ouest, clairement tourné vers l’Union européenne. "A l’est, ils n’ont pas d’esprit critique, analyse Dmytro Pylypets. Ils ne veulent pas prendre leur vie en mains. Il faudra des années avant que tout cela ne change. Ils ont passé tant de temps à obéir à l’Union soviétique. A présent, ils sont juste en quête d’une vie paisible et de bonnes opportunités économiques. Nous savons qu’à la fin, ils suivront le vainqueur."
Ukraine : la révolte se lève à l’Est
Des Ukrainiens sur Maïdan ©Jonathan Alpeyrie
Europe Pour de nombreux Ukrainiens, la révolution actuelle n’a rien à voir avec celle de 2004, qui trouva son épilogue au bout de dix-sept jours seulement. Cette fois, le sang a coulé, avec au moins six morts et des centaines de blessés. Professeur de français à Dniepropetrovsk, Galina n’est pas rassurée. Pas tant pour elle que pour sa fille de 28 ans. "Elle voyage beaucoup en Europe avec ses amis et elle veut que sa vie ressemble plus à celle qu’elle voit là-bas, dans les pays plus civilisés. Mais je lui ai dit qu’elle ne pouvait pas devenir Européenne en un jour… Cela prend du temps." Ianoukovitch n’est que notre cinquième président. Nous n’avons qu’une petite expérience de la démocratie." D’ailleurs, rappelle-t-elle, sa fille elle-même finit par se poser des questions, car lorsqu’elle a passé le Nouvel An sur Maïdan à Kiev, elle a entendu "des slogans violents et racistes". "Elle était choquée." Galina quant à elle s’interroge : "Je ne veux pas accuser les Européens, dit-elle, mais je dois dire que je ne comprends pas vraiment pourquoi ils ont une telle envie de changer les choses en Ukraine."