Fil d'Ariane
La perplexité règne depuis plusieurs mois dans les chancelleries occidentales. Chacun s’interroge sur les intentions exactes de Vladimir Poutine et l’escalade qu’il est prêt à assumer dans sa confrontation avec Kiev et l’Occident. La question dérive de l’écart existant entre les déclarations (le désir de paix) et les actes (l’aide militaire aux séparatistes), ainsi que des changements dans les revendications russes. Moscou a exigé tour à tour la fédéralisation de l’Ukraine, un statut hors bloc (OTAN, Union européenne), puis une large autonomie du Donbass à l’intérieur des frontières actuelles. Pas facile d’y voir clair alors que de nouvelles négociations sont censées s’ouvrir ce mercredi à Minsk entre les plus hauts dirigeants russe, ukrainien, allemand et français.
En ancien agent secret du KGB, Vladimir Poutine a pour habitude de cacher son jeu, plongeant ses adversaires dans le doute et contribuant ainsi à les diviser. Il exprime ses intentions de manière sibylline et laisse ses subalternes formuler plus clairement les désirs du Kremlin. «La position de bon nombre de politiciens russes – et peut-être celle de Vladimir Poutine – est que l’Ukraine n’est pas un Etat souverain, mais une partie de la Russie historique, explique le politologue Vladislav Inozemtsev. Ainsi, il est possible de déstabiliser le Donbass aussi longtemps que nécessaire pour faire s’écrouler le gouvernement de Kiev.»
Il n’est donc pas question d’annexer un Donbass, dont la reconstruction va coûter au bas mot des dizaines de milliards de francs, mais d’en faire un boulet capable d’entraîner Kiev par le fond. La situation financière de l’Ukraine est déjà catastrophique et nécessite l’injection d’environ 50 milliards de dollars pour faire face aux échéances à court terme. Une guerre d’usure contraint Kiev à d’importances dépenses militaires aux dépens du reste de son économie. A travers l’Ukraine, Moscou table aussi sur la lassitude des créditeurs internationaux (principalement le FMI et l’UE) à l’égard de Kiev.
Poutine envisageait peut-être des gains territoriaux, mais si le versant militaire de la déstabilisation a prouvé la supériorité des forces pro-russes, leur avancée ne correspond pas au plan initial de «Novorossia» (nom du sud de l’Ukraine au XVIIIe siècle). Ce qui aurait supposé d’ouvrir un passage terrestre jusqu’à la Crimée (la délivrant ainsi de son isolement), voire jusqu’à la ville majoritairement russophone d’Odessa et à l’enclave pro-russe de Transnistrie (arrachée à la Moldavie en 1992). Avec pour effet de couper l’accès de l’Ukraine à la mer.
Il y a une volonté [des Etats-Unis] de bloquer notre développement par divers moyens.
Vladimir Poutine
Les experts s’accordent pour dire que le Kremlin voit l’Ukraine à l’intérieur de sa «sphère d’influence» et même de ses «intérêts vitaux». La perspective d’une intégration de l’Ukraine à l’OTAN paraît insupportable à un Kremlin décidé à revenir au premier plan sur la scène internationale. L’OTAN et les Etats-Unis restent le principal danger pour Moscou, selon la dernière version de la doctrine militaire russe. La diplomatie poutinienne s’est à ce point braquée contre l’OTAN que l’organisation est désormais accusée de comploter un changement de régime à Moscou. Dans ce contexte, l’Ukraine n’est pas un but, mais un terrain de bataille dans un conflit global contre l’hégémonie américaine. Vladimir Poutine l’a répété samedi: «Il y a une volonté [des Etats-Unis] de bloquer notre développement par divers moyens. […] Cet ordre mondial ne convient pas à la Russie. Nous ne souhaitons pas vivre sous une demi-occupation.» Irrité d’être traité comme une «puissance régionale» (pour citer Barack Obama), Vladimir Poutine cherche à refondre l’équilibre international. Le territoire ukrainien subit la pression d’un homme décidé à revenir sur le résultat de la Guerre froide.
Si Vladimir Poutine a pris le risque de conduire la Russie à un isolement diplomatique et économique sans précédent, c’est parce qu’il a un objectif encore plus pressant. «Le modèle autocratique exige de consolider constamment sa légitimité, surtout en situation de crise économique, lorsque l’éclat des victoires disparaît promptement», estime Nikolaï Petrov, expert au centre Carnegie de Moscou. «Il n’y a que trois possibilités: remporter de nouvelles victoires, stimuler la fièvre obsidionale et durcir la répression.» Le politologue Stanislav Belkovski estime que Poutine voit dans la guerre le seul moyen de préserver la cohésion des Russes derrière sa personne.
L’avantage décisif de Vladimir Poutine sur ses adversaires, c’est d’avoir une opinion publique malléable par des mass media obéissant au doigt et à l’œil. La virulente campagne anti-occidentale et anti-ukrainienne, lancée il y a un an, a porté ses fruits: 81% des Russes ont une opinion négative des Etats-Unis (contre 44% il y a un an) et 71% l’ont de l’Union européenne, selon un sondage publié lundi par l’institut Levada.
Dans un contexte aussi radicalisé, seule une issue triomphale (ou qui puisse être présentée comme telle par la télévision d’Etat) est acceptable pour le président russe. «Depuis le début de la crise, glisse un diplomate proche des négociations, nous observons que les Russes manifestent leur disposition constante à pousser un cran au-dessus de leurs adversaires.»
Barack Obama a appelé mardi son homologue russe, Vladimir Poutine, pour discuter de la violence grandissante en Ukraine et du «soutien continu de la Russie aux séparatistes», a annoncé la Maison Blanche mardi 10 février.