Une chose est certaine, c'est que face au parti des Régions du président Viktor Ianoukovitch, l'opposition ne parvient pas à constituer un front uni. Quand les trois grands mouvements qui occupent la place de l'Indépendance ont tenté de faire passer une motion de défiance contre le gouvernement, début décembre 2013,
ils se sont retrouvés loin du compte. S'ils divergent, ce n'est pas tant par leurs programmes et leur orientation politique que par la personnalité de leurs chefs de file, mais surtout par leurs références et l'écho suscité parmi la population.
Svoboda, le poids du passé
"Comme le Front national en France, Aube dorée en Grèce ou Vlaams Blok en Belgique, Svoboda est l'un de ces partis européens d'extrême-droite qui ont fait peau neuve afin de se démarquer de l'héritage des années 1930 ou 1940 et de trouver leur place dans le nouveau contexte politique de leur pays," explique Nina Bachkatov
, spécialiste de l'espace post-soviétique et éditrice du site Inside Russia and Eurasia (lien en anglais)
. La "liberté" ("Svoboda" en ukrainien) n'en reste pas moins clairement nationaliste, antisémite et antirusse. Paradoxalement, ce parti qui a obtenu 10 % aux législatives d'octobre 2012, soit plus de deux millions d'électeurs, concentrés dans l'ouest du pays, se présente comme pro-européen. "Comme ses pendants hongrois, grecs ou flamands, Svoboda n'est pas un repère de vieux nostalgiques, mais une version "présentable et civilisée" de l'extrême-droite. Dans ce sens là, les partisans d'Oleh Tyahnybok sont très européens, en même temps que très nationalistes", explique Nina Bachkatov. De fait, les mêmes idéaux les animent : protectionnisme, anticommunisme, repli sur soi et une dimension culturelle omniprésente.
Cet aspect culturel, revêt, en Ukraine, une dimension particulière. Né à l'Ouest, le nationalisme ukrainien puise à la source des tiraillements entre les grands empires historiques d'Europe. "La référence à la Galicie, par exemple, n'est pas neutre, insiste Nina Bachkatov. Dans cette région de l'empire austro-hongrois, les Ukrainiens n'étaient qu'une minorité parmi cinq ou six autres. Même s'il n'a plus lieu d'être, le sentiment d'avoir été opprimé et écartelé entre Pologne, Russie et empire austro-hongrois, confine à l'obsession. C'est de cet héritage que se nourrit le nationalisme ukrainien." A cela vient s'ajouter, chez les jeunes, le mythe de la redécouverte des racines, qui va de pair avec l'anticommunisme encouragé par les Occidentaux qui, eux aussi, soutenaient les nationalistes. Ainsi l'idéologie se mêle-t-elle confusément à une certaine réécriture de l'Histoire, du moins pour les jeunes générations. Or les manifestations drainent aussi nombre de personnes âgées, qui ne sont pas les moins virulentes, et qui révèlent l'influence palpable des diasporas, surtout dans l'ouest du pays. "Des diasporas d'Amérique du Nord ultraconservatrices et anticommunistes, insiste Nina Bachkatov. Elles sont très actives et entretiennent leur influence via des "associations d'Ukrainiens de l'étranger". Ce sont les descendants des gens qui ont fui la soviétisation, mais parmi eux il y a aussi beaucoup d'héritiers des collaborateurs national-socialistes partis après la Seconde Guerre mondiale."
Ainsi Svoboda est-il sans conteste un parti de sinistre mémoire - les références à la Galicie évoquent aussi la
légion SS Galicie. Il s'inscrit d'ailleurs dans la lignée directe du parti national-socialiste d'Ukraine, dissous en 2004. Ses partisans brandissent le drapeau des nationalistes qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, collaboraient avec les nazis et participaient à des massacres de civils juifs, polonais ou soviétiques. Reste que son chef de file, pour l'instant, a intelligemment évité de sombrer dans les excès : "Oleh Tyagnybok, pour l'instant, a évité avec subtilité de se poser en héritier décomplexé de ce parti. Il a discipliné les manifestants pour éviter les slogans trop choquants et les débordements, et il a désarmé les troupes de choc du parti." Depuis 2012, Svoboda a 16 députés au Parlement.
Oudar, le charisme sans bagages
Comme son nom l'indique - acronyme de "Alliance démocratique ukrainienne pour la réforme" signifiant "coup de poing" - Oudar est mené avec vigueur par l'ancien champion de boxe Vitaly Klitschko. Fils d'un colonel de l'armée de l'air soviétique, le sportif est à la fois un enfant de l'URSS, né au Kazakhstan, et un citoyen du monde, longtemps résident en Allemagne. Il a pour lui sa notoriété et une fortune "honnête", amassée sur les rings du monde entier. Ainsi se place-t-il au-dessus de tout soupçon d'affairisme, dans un pays où la politique constitue avant tout un moyen de s'enrichir.
A 42 ans, le chef de file d'Oudar, entend défier l'actuel chef de l'Etat au scrutin présidentiel de 2015. Certes, sa popularité frise celle de Viktor Ianoukovitch, mais son inexpérience, elle, incite à la prudence. Quant à son programme, il pêche à la fois par légèreté et par la démesure de son ambition : accéder à un niveau de vie européen, éradiquer la corruption et rompre avec la déception à l'égard de la classe politique. Elu au Parlement depuis un an à peine, l'ancien boxeur n'a que peu d'expérience politique : "Klitschko est plus une célébrité qu'un homme politique. Il a des qualités de leader, mais il n'a pas fait les études adéquates," confie Oleg Levko, un jeune manifestant. Le fait est que, devant la foule de ses partisans, Vitaly Klitschko n'a pas tout à faire confiance en lui et laisse volontiers la parole à ses bras droits...
Pain béni pour ses opposants nationalistes, qui lui reprochent de n'être pas ukrainien de souche et de s'être installé en Allemagne. L'histoire cosmopolite du personnage est un atout pour les autres : "Il a appris à travailler selon les normes européennes, à s'extraire des schémas qui prévalent en Ukraine," explique Oleg Levko. Certains lui reprochent ses emportements, d'autres de briguer le pouvoir pour se donner les moyens de concrétiser des investissements en Ukraine après avoir fait fortune à l'étranger. "S'il ne fait pas partie de l'ancienne génération, plus ou moins pourrie par les relations avec le pouvoir actuel, il a clairement l'oligarchie derrière lui," observe Oleg Levko.
Batkivchtchina, la nostalgie orange
Depuis l'incarcération de Ioulia Timochenko, ancienne égérie de la révolution orange, c'est Arseni Iatsekiouk qui tente de prendre les rennes du parti Batkivchtchina ("Patrie"), le troisième grand mouvement d'opposition représenté place de l'Indépendance. "Un personnage plutôt falot et sans charisme, sorti de l'ombre par appel d'air à la faveur de l'absence de Timochenko. Comme elle, il joue sur la nostalgie et prône le 'retour aux sources' de la révolution orange, dont il explique son échec par les dissensions au sein du pouvoir. Au sein du parti, difficile de mesurer ceux qui restent fidèles à Timochenko seule," témoigne Nina Bachkatov.
Selon les sondages, trois ou quatre manifestants sur cinq sont originaires de l'ouest pro-européen du pays. Sans vouloir diviser le pays en deux fractions antagonistes, les Ukrainiens des régions occidentales se distinguent de ceux de l'est par un regard différent sur le passé, toutes générations confondues. Alors que les prix montent et que les gens ont peur du lendemain, le président, pour la majorité qui lui reste favorable, concentrée à l'Est du pays, représente la stabilité. Les Ukrainiens ont déjà fait une révolution, et les résultats se sont fait attendre. Alors tous n'ont pas envie de recommencer. "Si l'Union européenne avait été jusqu'au bout et avait choisi de mettre de l'argent sur la table en réfléchissant à un système de contrôle..." conclut Nina Bachkatov, songeuse.
Partis socialiste et communistes : des forces d'appoint
Tout en gardant leurs distances face à Ianoukovitch, les
partis communiste et
socialiste d'Ukraine ne manifestent pas, et les 32 députés communistes n'ont pas voté la motion de défiance contre le gouvernement - les socialistes, eux, ne sont pas représentés au Parlement). Prônant une certaine forme de socialisme, ils sont ancrés dans l'Est de l'Ukraine, dans les régions qui prendraient de plein fouet une libéralisation, là où les Ukrainiens n'ont qu'un souci : sauver leur emploi. Or les conditions posées par le Fonds monétaire international et l'Union européenne se solderaient par des centaines de milliers d'emplois perdus.