Ukraine : l'offensive sur Kharkiv, un écran de fumée pour les manoeuvres russes ?

Entretien. Kharkiv peut-elle tomber ? Tous les yeux sont rivés sur l'offensive russe autour de la deuxième plus grande ville d'Ukraine. Mais Kharkiv pourrait n'être qu'un écran de fumée dans la stratégie offensive russe, avant un été intense sur le front. Décryptage avec le général François Chauvancy, consultant en géopolitique et rédacteur en chef de la revue Défense de l'Union-IHEDN. 

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Un immeuble d'habitation après une attaque de missiles russes à Kharkiv, en Ukraine, le  14 mai 2024. 

AP Photo/Andrii Marienko
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TV5MONDE : Quelle est la motivation derrière la poussée russe qu'on observe en ce moment dans la région de Kharkiv ? 

Général François Chauvancy, consultant en géopolitique et rédacteur en chef de la revue Défense de l'Union-IHEDN : Il faut intégrer la poussée russe sur Kharkiv comme une action dans un ensemble. Il ne s'agit pas d'une offensive particulière sur Kharkiv, c'est la grande offensive lancée depuis plusieurs semaines sur l'ensemble du front ukrainien, soit environ 600 km sur les 1200 km que compte la ligne de front. 

Kharkiv est un point clé parce que c'est la deuxième ville d'Ukraine et parce que, sans doute, la défense n'était pas bien organisée. Il y avait une fenêtre d'opportunité pour les Russes pour inquiéter les Ukrainiens - et les contraindre à envoyer des renforts qui auraient pu être utiles ailleurs.

Aucune armée au monde aujourd'hui ne serait capable de prendre une ville comme Kharkiv.
Général François Chauvancy

(Re)lire DIRECT- Zelensky s'attend à une offensive plus large, les troupes russes continuent d'avancer

TV5MONDE : Selon vous, la Russie a-t-elle les moyens de faire tomber Kharkiv aujourd'hui ? 

Général François Chauvancy : Non, aucune armée au monde aujourd'hui ne serait capable de prendre une ville comme Kharkiv. Il suffit d'ailleurs d’observer le théâtre des opérations ukrainien, entre Bakhmout, Avdiivka et Marioupol. Ce sont des villes beaucoup moins grandes que Kharkiv et dont la conquête a pourtant nécessité des moyens très importants et des mois de combat, on voit mal comment aujourd'hui les Russes pourraient s'emparer de Kharkiv. 

Ils avaient abordé les faubourgs de la ville en 2022 mais ils avaient été repoussés... Même avec un effondrement ukrainien, la ville ne serait pas conquise. Il faudrait des mois et des mois pour conquérir maison par maison, quartier par quartier, sachant qu'il y a tout de même 350 km2 de zones urbaines, ce qui est énorme.

(Re)voir → Ukraine : Kharkiv en péril

TV5MONDE : Est-ce que l'offensive russe en cours autour de Kharkiv est un prélude à ce qu'on peut attendre cet été

Général François Chauvancy : Est-ce qu'on peut s’attendre à plus cet été ? Oui, dans une certaine mesure et avec plusieurs facteurs. 

Le premier facteur, c'est l'aspect climatique : la météo est favorable depuis déjà 15 jours, trois semaines. Le temps est relativement sec, le terrain est sec, il fait relativement beau, ce qui permet la sortie des avions... Toutes les guerres qui se sont déroulées dans cette région par le passé ont eu lieu à cette époque-là. 

Le deuxième facteur est qu'il y a, au moins jusqu'à l'été prochain, un déficit en munitions et en hommes du côté ukrainien. Les Russes vont forcément en profiter. Ils vont essayer de réaliser une percée du front ukrainien qui leur permettrait de gagner du territoire -ce qui protégerait les régions qu'ils ont annexées. Cela permettrait d'assurer cette bande de protection entre la Russie et le nord de Kharkiv pour éviter que la ville russe de Belgorod soit sous le feu de l'artillerie ukrainienne - ou plutôt des missiles et des drones ukrainiens. 

Le troisième point est plutôt une question car on n’a aucune information précise : est-ce que les Russes ont les ressources pour mener une guerre offensive jusqu'à l'été, avec les hommes derrière, le matériel nécessaire… ? 

TV5MONDE : Vous évoquiez des défauts dans la défense ukrainienne. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Général François Chauvancy : On remarque par exemple que le général commandant les forces ukrainiennes à Kharkiv a été limogé ou du moins remplacé après l’attaque russe. Cela prouve qu'il y a peut-être un déficit de commandement. 

Ensuite vous avez des images qui circulent depuis des mois montrant que Kharkiv se préparait à une attaque russe, notamment en creusant des tranchées. Mais est-ce que ça a été fait systématiquement ? D'une manière organisée ? Est-ce que le plan de défense de la ville a vraiment été mis en place ? On peut en douter aujourd'hui. 

L’armée ukrainienne ne peut pas compter sur des renforts avant le début de l'automne. Général François Chauvancy

Autre point, c'est que Kharkiv ne peut pas être prise. Malgré les frappes presque quotidiennes, de missiles, de drones, chez les Ukrainiens on se dit tout de même "jamais les Russes ne viendront jusqu'à nous", d'autant plus qu'ils les ont déjà repoussés en 2022. Je pense qu'il y avait un certain sentiment d'impossibilité et donc un abandon de cette zone frontalière où il y a tout de même beaucoup d'habitants. 

Pour les Russes, il ne s'agit pas forcément d'aller jusqu'à Kharkiv, mais surtout d'aspirer des forces ukrainiennes, de les affaiblir en les frappant, d'affaiblir la capacité de combat ukrainienne. On assiste là à une forme d'opération, de déception comme on dit chez nous, de tromperie, pour obliger Volodymyr Zelensky à affaiblir le front. Vis-à-vis de sa population, vis-à-vis de la politique internationale, il ne peut pas faire autrement, il est obligé d'envoyer ses forces vers Kharkiv. 

TV5MONDE : Si Kharkiv est imprenable, quelles sont les autres cibles, les véritables cibles de la Russie ? 

Général François Chauvancy : Il y a d’abord eu Avdiivka, qui est tombée après des mois et des mois de combat, alors que c'était une zone fortifiée d'une manière très dense depuis 2014, c’était justement un point clé - comme Bahkmout d'ailleurs - c'était la ligne de défense ukrainienne depuis 8 ans ! Quand cette ville est tombée, cela a ouvert une opportunité pour les troupes russes pour s'avancer vers Tchassiv Yar, qui est un nœud important pour aller, ensuite, sur Kramatorsk. 

Pour moi, l'offensive a lieu là à Tchassiv Yar : les faubourgs de la ville sont atteints, on se bat pour 100 mètres comme d'habitude, mais c'est un objectif beaucoup plus crédible que Kharkiv.
Général François Chauvancy

Pour moi, l'offensive a lieu là à Tchassiv Yar : les faubourgs de la ville sont atteints, on se bat pour 100 mètres comme d'habitude, mais c'est un objectif beaucoup plus crédible que Kharkiv. Si jamais le verrou sautait là aussi, dans une zone qui est moins bien défendue que la ligne de fortifications principale, cela permettrait de contourner les lignes ukrainiennes et finalement de les contraindre à abandonner un certain nombre de postes, parce qu’elles seraient prises en étau. 

Du point de vue tactique militaire, Tchassiv Yar doit être pris par les Russes pour contourner les lignes de défense ukrainiennes en place aujourd'hui et finalement indirectement les contraindre à se replier et à abandonner du terrain. 

TV5MONDE : Vous dites qu’on se bat "pour 100 mètres" mais on parle ces derniers temps d’avancées plus conséquentes : Moscou revendique avoir capturé 274 km² de territoire dans la région de Kharkiv en une semaine. Est-ce que cela marque un tournant ?

Général François Chauvancy : C’est surtout un effet psychologique. 300 km2 cela représente en réalité une bande de 20 kilomètres sur 15, sur une surface d'offensive de plusieurs centaines de kilomètres... On est dans la contre propagande, même s’il y a une réalité de terrain. 

Les Russes reprennent du terrain et avancent plus vite qu'avant. Indirectement, cela indique qu’en face, la défense est beaucoup plus faible - et qu’elle peut être percée Général François Chauvancy

Avant on se battait pour 100 mètres, 300 mètres, 500 mètres…  Aujourd'hui, on est au kilomètre. La vitesse de conquête a augmenté, certes, mais il faut la relativiser. Russes et Ukrainiens n'ont cessé de dire qu'ils avaient pris des kilomètres carrés ici et là. Globalement, les Russes ont repris pratiquement tout ce que les Ukrainiens avaient pu récupérer suite à leur contre-offensive de l'été dernier. Par rapport à l'ensemble de ce qui a été conquis par les Russes, c’est-à-dire environ 65 000 km2, vous imaginez bien que 274km2, ça ne fait pas beaucoup.  

Mais la réalité militaire d'aujourd'hui, et depuis 3 semaines, reste que oui, les Russes reprennent du terrain et avancent plus vite qu'avant. Indirectement, cela indique qu’en face, la défense est beaucoup plus faible - et qu’elle peut être percée. 

TV5MONDE : Le manque d'hommes dans l'armée ukrainienne pèse lourd sur le conflit on le sait. La nouvelle loi de mobilisation qui est entrée en vigueur en Ukraine aujourd’hui peut-elle sauver Kiev au cours des prochains mois ? 

Général François Chauvancy : Pour former un soldat de base qui n'a jamais porté un fusil, il faut 12 semaines c’est-à-dire tout l’été : l’armée ukrainienne ne peut donc pas compter sur ces renforts avant le début de l'automne. 

(Re)voir → Grand Angle : l'Ukraine, la crainte de l'oubli

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On peut donc facilement s'imaginer qu’au cours de ces 3 voire 5 mois de latence, les Russes seront à l'initiative. L’Ukraine a tellement tardé à obliger ses hommes à aller au combat qu’ils ont maintenant un déficit de soldats pendant un certains nombre de mois avant d’avoir des troupes renforcées, fraîches et aptes au combat. Et à ce moment-là, on va tomber dans l'hiver en octobre, ce n’est pas une période où on fait la guerre. 

Donc, comme l’avançait Volodymyr Zelensky il y a quelques semaines : l’horizon c’est une deuxième contre-offensive ukrainienne, en 2025. On se rend donc compte qu’il y a de vraies difficultés du côté ukrainien. Reste à savoir si les Russes sont en mesure de continuer le combat durant l'été. On a très peu d’informations sur leurs capacités. On ne peut constater qu'une seule chose, c'est qu'ils avancent - et s'ils avancent, c’est qu’ils ont encore des ressources.