Fil d'Ariane
Entretien. Réunion de Ramstein, mise en garde de Sergueï Lavrov contre une escalade nucléaire, Kiev bombardée lors de la visite du Secrétaire général de l'ONU : la semaine écoulée a été ponctuée d'événements marquants dans le déroulement de la guerre en Ukraine. Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe, signale des dates symboliques de ruptures dans le conflit.
Va-t-on vers une escalade des tensions pouvant mener à un conflit d’ampleur mondiale ? Depuis plusieurs jours, de nombreux événements laissent penser que la guerre en Ukraine pourrait prendre une nouvelle tournure. Le 28 avril, le président des États-Unis Joe Biden a demandé au Congrès d’autoriser le déblocage de 33 milliards de dollars pour venir en aide à l'Ukraine. Ce 30 avril, le président français Emmanuel Macron promet une aide militaire à son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky.
Or, quelques jours auparavant, le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a prononcé une mise en garde face au risque de l’utilisation de l’arme nucléaire russe. Le conflit peut-il basculer ? Le président de l'Institut prospective et sécurité en Europe Emmanuel Dupuy se veut rassurant. Selon lui, il n’y a pas de réelle menace d’un conflit mondial. Cependant, il reste pragmatique sur la suite des événements.
TV5MONDE : Peut-on dire que cette semaine a été décisive dans la tournure du conflit ?
Emmanuel Dupuy : Je suis mal à l’aise avec l’idée qu’une semaine serait plus décisive qu’une autre. La semaine suivante sera aussi décisive. Pourquoi ? Parce que le président Emmanuel Macron s’est enfin entretenu avec le président ukrainien, ce qu’il n’avait pas pu faire pendant la campagne présidentielle. Aussi, le 9 mai arrive. Il s’agit du jour symbolique lors duquel le président russe pourrait préciser sa pensée sur l’état d’avancement et la réalisation de ses objectifs dans le Donbass.
La prochaine étape, ce sera une mobilisation plus subtile, plus diplomatique. Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe
La semaine dernière était aussi importante que les semaines précédentes, car il s’agit d’une montée en puissance. Ce qui est important, c’est qu’il y a eu des dates symboliques de rupture. C'est le cas par exemple de la réunion qui s’est tenue à Ramstein sur une base américaine avec une quarantaine de ministres de la Défense, concernant la montée en puissance de la mobilisation américaine. Cela montre une accélération quantitative et qualitative de la part des États-Unis.
Il faut aussi avoir à l’esprit que les semaines se ressemblent. Depuis près de 66 jours, les forces armées russes sont en pleine offensive. Aussi, ils continuent d’encercler les villes stratégiques du Donbass. Mais chaque semaine arrive avec un agenda très particulier. La semaine dernière, c’était l’unité militaire autour des États-Unis. La prochaine étape, ce sera une mobilisation plus subtile, plus diplomatique.
TV5MONDE : Comment expliquer ce concentré de livraisons d’armes de la part des Européens ?
Emmanuel Dupuy : C’est tout simplement parce que les Américains ont mis la pression. Ils ont dit qu’il fallait qu’il y ait une solidarité de fait entre leur propre livraison d'armes et celle des pays européens. Chaque pays européen contribue, à la mesure de ses moyens et de ses stocks. Par exemple, la France a confirmé la mise à disposition de douze camions équipés d’un système d’artillerie (CAESAR), qui permet de frapper à 40km. C’est un investissement fort, même si le pays n’a « que » proposé 100 millions d’euros. Cependant, elle contribue à hauteur de 18% à la Facilité européenne pour la paix (ndlr : instrument financier qui couvre toutes les actions européennes extérieures ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense).
L’Alliance adopte une posture défensive, en déployant des forces armées dans les pays frontaliers de l’Ukraine. Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe
Il ne faut pas oublier également que la mobilisation des pays occidentaux est directe. Ils fournissent des armes offensives à l’Ukraine. On peut aussi parler d’une intensification dans les niveaux des systèmes d’armement. Il ne faut pas oublier non plus la posture défensive de l’OTAN. L’alliance convient en même temps de livrer des équipements à l’Ukraine, mais surtout de la protection des pays qui constituent le flanc oriental de l’OTAN : les pays Baltes, la Pologne, la Slovaquie, la République Tchèque, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie.
(Re)voir : Ukraine : "la guerre au 20ème siècle est une absurdité"En résumé, les pays membres de l’OTAN livrent des armes aux forces armées ukrainiennes. Elles en ont besoin pour résister à l’offensive russe, notamment pour renforcer et se repositionner dans le Donbass. Dans le même temps, l’Alliance adopte une posture défensive, en déployant des forces armées dans les pays frontaliers de l’Ukraine.
TV5MONDE : Est-il osé de parler de potentielle Troisième guerre mondiale ?
Emmanuel Dupuy : C’est totalement osé. Premièrement, la Troisième guerre mondiale n’est jamais évoquée par les responsables politiques russes. Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, évoque la posture défensive de la Russie, la capacité nucléaire dont elle dispose et la modernité et l'hyper-vélocité de ses missiles.
On est dans un narratif qui vise à faire peur, mais qui ne correspond pas tout à fait à la posture défensive et à la réalité de terrain.
Emmanuel Dupuy, président de l'Institut prospective et sécurité en Europe
Le terme de Troisième guerre mondiale a été abordé par des chroniqueurs et éditorialistes russes, dont la patronne de Russia Today Margarita Simonian. Ils sont connus pour leurs excès oratoires. Ils ont évoqué la possibilité d’effacer les principales villes européennes avec des comparaisons qui n’ont pas grand chose à voir avec la réalité. Ils évoquent 202 secondes pour atteindre Londres, 200 pour atteindre Paris, 106 pour atteindre Berlin, par rapport à des missiles qui n’existent pas encore.
(Re)voir : Ukraine : l'armée russe accélère son offensiveOn est dans un narratif qui vise à faire peur, mais qui ne correspond pas tout à fait à la posture défensive et à la réalité de terrain. Je pense que l’utilisation du terme « Troisième guerre mondiale » est largement excessif. On est dans une tension, dans une grammaire stratégique. Mais in fine, elle n’est pas forcément en faveur de la Russie. Si l’on compare les capacités nucléaires dont disposerait la Russie aujourd’hui et celles dont disposeraient les pays de l’OTAN, le rapport de force est largement en faveur des pays de l’Alliance.
TV5MONDE : Vers quoi le conflit se dirige-t-il ?
Emmanuel Dupuy : Il s’oriente vers une accélération des gains territoriaux que veut imposer la Russie, par rapport à d’éventuelles négociations. Actuellement, elles ne sont pas à l’ordre du jour. On est aussi sur une intensification de la Co-belligérance des États-Unis et de la Grande Bretagne. On est aussi dans une mobilisation plus forte des pays européens, sur un volet plus diplomatique que militaire.
On est aussi dans l’aggravation des sanctions, car un sixième paquet de sanctions qui viserait les carburants est évoqué. C’est en tout cas ce que laissait entendre le commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton. Évidemment, on vise à garantir une unité réelle et opérationnelle des forces de l’OTAN.
Il y a une certitude. Alors que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a félicité le renforcement de la coopération militaire, la France continue de penser que la négociation doit se faire aussi sur le plan diplomatique.
C’est une des raisons pour lesquelles il ne serait pas étonnant qu’il y ait une visite d’ici quelques jours à Kiev du président français, peut-être accompagné du chancelier allemand Olaf Scholtz. Ce dernier préside le G7, tandis qu’Emmanuel Macron préside le conseil de l’Union européenne. Cela permettrait de mettre en avant la voie diplomatique, avec une stratégie différente des Américains. Eux ont décidé de porter le fer face à une armée russe qui n’avance pas aussi vite qu’elle le disait il y a encore quelques jours.