Fil d'Ariane
Le président de la Russie Vladimir Poutine vient de reconnaître les deux territoires séparatistes ukrainiens. Situés en Ukraine dans le Donbass, à l’est, ces zones sont en proie à la guerre depuis 2014.
Les dirigeants séparatistes ont proclamé le 19 février la mobilisation générale, tout en appelant à l’évacuation des civils. En huit ans de conflit, les affrontements ont fait 14 000 morts et des dizaines de milliers de blessés. La situation menace de s’aggraver depuis plusieurs semaines.
L’une des deux zones concernée est celle de Lougansk. Cette « république populaire » s’est autoproclamée indépendante en 2014. Elle compte environ 1,5 million d’habitants et n’est reconnue par aucun État de l’ONU. Les quelques 2 millions d’habitants de Donetsk vivent sous le même régime.
Alexandra Goujon, chercheuse spécialiste du pays et autrice de L’Ukraine : de l’indépendance à la guerre (Éditions Le Cavalier bleu), nuance toutefois ces chiffres : ils sont « invérifiables » et sans doute supérieurs au nombre d’habitants réellement restés dans ces territoires, puisqu’aucun recensement n’y est organisé.
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Quant à l’opinion de ces habitants, elle est tout aussi difficilement mesurable dans des « régimes autoritaires où on ne peut pas exprimer une opinion politique dissidente ». « Une partie de la population est acquise à la cause séparatiste. Une autre est restée parce qu’elle n’avait pas les moyens financiers de partir. Elle demeure soit indifférente, soit pas forcément défavorable à une réintégration au territoire ukrainien », résume la chercheuse.
Ces divergences pourraient s’exposer davantage si le conflit s’intensifie. Elle rapporte par exemple que certains habitants, depuis l’amorce de l’évacuation civile, cherchent à rejoindre l’Ukraine et non la Russie comme les autres. Moscou a de son côté affirmé dimanche 20 février en avoir déjà accueilli 40 000.
L’adhésion à la Russie, l’étiquette « pro-russe » est par ailleurs protéiforme.
Alexandra Goujon rappelle que cela peut aller d’une volonté de poursuivre des relations proches avec Moscou à l’attente d’une annexion. En tout cas, les régions en question cherchent à « se démarquer à tout prix du pouvoir à Kiev, de ce que représente l’Ukraine en termes d’histoire ou de symboles ». Ce qui conduit à une intégration de fait à l’espace russe : « aujourd’hui, ce sont plutôt des hommes d’affaires russes qui se sont implantés, les Ukrainiens se sont retirés », cite-t-elle en exemple.
Au sujet des plusieurs milliers ou dizaines de milliers de combattants que compte la région, l’information est contrôlée, les correspondants susceptibles d’informer sur la ligne de front côté séparatiste rares, le pays fermé. « Un certain nombre de groupes qui ont opéré pendant l’annexion de la Crimée se sont retrouvés dans le Donbass. Notamment certaines unités spéciales russes qui s’appuyaient sur des réseaux locaux », précise Alexandra Goujon.
Aujourd'hui, il s’agit principalement de combattants locaux, encadrés par des instructeurs russes et non pas d’Ukrainiens venus du reste du pays pour défendre cette cause, même si certains, dans les territoires sous administration ukrainienne, peuvent soutenir la Russie. « Plus on s'éloigne géographiquement du territoire de la frontière russe, plus le soutien est faible, voire inexistant », ajoute-t-elle.
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La ligne de contact entre ces républiques et le reste du territoire ukrainien, en réalité une « ligne de front, puisqu’il y a des tirs quasiment tous les jours », est restée relativement stable depuis 2015. Les combats se sont récemment accentués de nouveau. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a annoncé le 19 février avoir constaté une « augmentation spectaculaire » des violations du cessez-le-feu dans l'est de l'Ukraine.
Le séparatisme en question s’est développé « dans un moment où le pouvoir à Kiev n’était pas stabilisé », après la révolution de 2014 et la fuite du président Viktor Ianoukovytch, ajoute Alexandra Goujon. La destitution du président, originaire de Donetsk, y a été « interprété comme un changement de pouvoir illégal ». À la suite d’un mouvement sécessionniste se développant depuis quelques mois, les deux républiques ont été proclamées à travers un référendum en mai 2014.
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La chercheuse précise que les territoires sur lesquels s’est organisé ce référendum ne correspondent pas exactement aux régions actuelles : « les deux républiques populaires actuelles ne recouvrent qu’une petite moitié du Donbass ».
Ce séparatisme dans le Donbass s’ancre dans « une forte identité régionale, une idéologie de rapprochement avec la Russie », dans l’une des régions les plus proches de ce puissant voisin et les plus peuplées d’Ukraine avant la guerre.
D’après la chercheuse, il s’est formé en lien avec une « histoire mythique de cette région, considérée comme un poumon économique et industriel de l’Union soviétique et une revalorisation de cette période ». Il s’agit d’ailleurs de l’idéologie principale des leaders des deux républiques populaires. «Il n’y a pas d’autres marquages idéologiques spécifiques, on ne peut absolument pas calquer les catégories de libéralisme, de conservatisme, de social-démocratie,… ».
Depuis la guerre, Alexandra Goujon pointe une « séparation des imaginaires nationaux, qui contribuent à scinder la population », alors même que beaucoup de familles ont des proches de l’autre côté. « Univers informationnels » distincts, utilisation du rouble, médias divergents,… tous ces éléments rendent un « processus de réintégration à l’Ukraine d’autant plus difficile ». La pandémie a aussi renforcé l’éloignement avec la fermeture des check-points.
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Côté russe, les députés ont appelé Vladimir Poutine le 15 février à reconnaître l’indépendance des deux territoires séparatistes. Un vote condamné par l’Union européenne, une « claire violation des accords de Minsk » selon Josep Borrell, haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères. Le protocole de Minsk prévoyait une autonomie pour les deux régions.
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Pour Alexandra Goujon, il est « totalement envisageable » que la Russie décide de reconnaître les républiques, puisqu’elle l’a déjà fait pour d’autres territoires comme l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud. Elle formule notamment l’hypothèse que la réactivation du conflit pourrait amener la Russie à les reconnaître, si Moscou ne voit aucune avancée dans le cadre des accords de Minsk et décide d’y renoncer.
La Russie affirme toujours qu’elle ne cherche pas à annexer le Donbass, contrairement à la Crimée en 2014. Mais l’intégration se développe de fait, à travers notamment la délivrance de passeports russes aux citoyens des deux « républiques ».
La chercheuse pointe aussi un appel d’air vers la Russie. En effet, économiquement ou socialement, la vie reste compliquée dans des États non reconnus, ce qui conduit une certaine part des habitants de la région à se tourner vers la Russie. « Le soutien financier et militaire vient de la Russie, ces États sont sous perfusion russe. Reste la question de l’autonomie dont ils disposent : certains estiment qu’ils sont complètement commandités par la Russie, d’autres qu’il reste une certaine marge de manœuvre locale ».