Ukraine/Russie : la question de la Crimée est-elle vraiment réglée comme l'affirme Poutine ?

Le 18 mars 2014, la Russie annexait la Crimée, après un référendum contesté par la communauté internationale. Cinq ans après, quelles sont les conséquences pour les habitants ? La Crimée sera-t-elle un jour rendue à l'Ukraine comme le promet le président ukrainien ? Entretien avec Anna Colin-Lebedev, maîtresse de conférence à l'Université Paris Nanterre, spécialiste de l'espace post-soviétique.
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Ukraine
Vladimir Poutine à Simferopol, Crimée le 18/03/19
©Yuri Kadobnov
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TV5MONDE : pour la porte-parole du Kremlin "la question de la Crimée est réglée une fois pour toutes". Qu'en pensez-vous, c'est exact ?

Anna Colin-Lebedev : non la question n'est pas réglée. La quasi-totalité de la communauté internationale ne reconnait pas le rattachement de la Crimée à la Russie. La situation est pour le moment au point mort.

Du côté russe, le discours officiel est de dire "le rattachement a bien eu lieu, désormais c'est un territoire solidement ancré dans la Fédération de Russie". Mais il y a d'autres acteurs sur la scène internationale qui n'ont pas la même vision de la situation. Pour l'Ukraine, la question de la Crimée reste toujours ouverte, même si dans les faits rien n'est entrepris et que rien ne peut être entrepris par le gouvernement ukrainien pour ramener la Crimée dans le giron de Kiev.

La question n'est fermée ni pour la communauté internationale, ni pour un certain nombre d'habitants, notamment les Tatars de Crimée. C'est la communauté autochtone de cette péninsule, installée depuis plusieurs siècles, déportée par Staline de la Crimée, revenue dans les années 1990 et qui tient énormément à ce territoire. Pour cette population là, qui a en partie émigré en Ukraine et est restée en partie en Crimée, l'option n'est pas fermée du tout. 

TV5MONDE : quelles ont été les conséquences de cette annexion pour les habitants de Crimée ? 

Anna-Colin Lebedev : beaucoup de choses ont changé dans leur quotidien. Beaucoup vivent dans un certain isolement, dans la mesure où juridiquement ils ont un statut très ambigu et que ceux qui avaient des liens sur le territoire de l'Ukraine se retrouvent coupés de ces liens. La région a quand même fait l'objet de dotations importantes de la part de l'Etat russe, ce qui s'est traduit par exemple par une augmentation des retraites, mais aussi par une flambée des prix. Les Criméens ont été à la fois bénéficiaires d'un certain nombre d'investissements de la part de l'Etat russe, mais d'un autre côté ils sont dans une situation économique difficile, et le développement de la péninsule n'est pas du tout garanti.  Aujourd'hui, les Criméens n'ont pas une vie ordinaire. Par exemple avec un passeport russe, ils ne peuvent pas solliciter de visas pour voyager dans le monde. 

TV5MONDE : le président ukrainien Petro Porochenko promet que la Crimée sera rendue à l'Ukraine après l'élection présidentielle du 31 mars. Ce scénario est-il encore possible ?

Anna-Colin Lebedev : je pense que cela fait partie de promesses électorales, qui ne trompent ni ceux qui les font ni ceux qui les entendent. De manière générale, le discours du pouvoir ukrainien est de ne pas céder sur le conflit qui l'oppose à la Russie, de dire "nous récupérerons la Crimée et les territoires occupés du Dombass." En réalité aujourd'hui l'Etat ukrainien ne sait pas comment faire, il a juste une position de principe.  La guerre contre les républiques séparatistes est à l'état de conflit, non pas gelé mais disons de conflit de basse intensité. Et vis-à-vis de la Crimée, rien ne peut être fait par l'Etat ukrainien. 

Je pense que Petro Porochenko a fait une déclaration de principe, pour dire "il faut continuer à revendiquer le retour de la Crimée en Ukraine". Il a aussi un discours vis-à -vis de la communauté internationale qui a tendance à avaliser un état de fait, et donc l'idée est de rappeler à la communauté internationale qu'ils sont dans une situation d'annexion. Aucun des leaders ukrainiens n'a la capacité de faire réoccuper la Crimée par les forces armées ukrainiennes. Ce n'est pas envisageable.

TV5MONDE : la semaine dernière les Etats-Unis, l'Union européenne, l'Australie et la Canada ont infligé de nouvelles sanctions contre des responsables russes pour leur campagne "d'agression contre l'Ukraine". Mais selon vous est-ce que ces sanctions sont suffisantes pour faire plier Vladimir Poutine ?

Anna Colin-Lebedev : pour le faire plier sans doute pas, mais les sanctions ont certainement un impact sur la Russie. Il y a deux effets. D'une part cela affaiblit énormément l'économie russe, cela isole la Russie de la scène internationale et les citoyens russes commencent à ressentir l'impact économique de ces sanctions et de cet isolement. Il y a vraiment une baisse réelle des revenus de la population et la sensation que les périodes fastes sont terminées.

D'autre part, plus il y aura de sanctions, plus la Russie sera légitimée dans son discours qui est de dire "c'est l'Occident qui cherche à nous détruire, à nous faire du mal". Par conséquent, le discours que tient aujourd'hui le pouvoir russe à sa population est le suivant : "nous sommes assiégés de toutes parts, c'est normal qu'économiquement ça aille moins bien dans la mesure où nous sommes entourés d'ennemis. L'Ukraine est un prétexte pour les Etats-Unis et pour ses vassaux les Européens, c'est un prétexte pour affaiblir la Russie qu'ils ont cherché à détruire depuis longtemps." Vladimir Poutine met en scène un nouvel affrontement contre l'Ouest.

TV5MONDE : les troupes russes sont toujours présentes en Crimée, le Kremlin continue sa politique d'agression, on se souvient par exemple de la bataille navale entre la Russie et l'Ukraine au large de la Russie. Selon vous, jusqu'où Moscou est prêt à aller pour asseoir son influence ?

Anna Colin-Lebedev : la Russie cherche à élargir sa zone d'influence. Il est certain que la Russie cherche à avoir le contrôle de la mer d'Azov et d'une partie des littoraux de la mer noire. Je dirais que nous sommes dans une dynamique d'engrenage. Les Ukrainiens vous diront " la Russie est prête à occuper l'ensemble du territoire de l'Ukraine pour répondre à ses objectifs". Les Biélorusses eux vont être aujourd'hui très méfiants avec la sensation qu'une annexion par la Russie n'est pas à exclure. Les acteurs directement concernés ont peur d'une intervention militaire directe.

TV5MONDE : le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov a été emprisonné. Il a été condamné pour "terrorisme" pour avoir ouvertement dénoncé l'annexion de la Crimée. Qu'est-il devenu ?

Anna Colin-Lebedev : Oleg Sentsov a arrêté sa grève de la faim, mais il a tenu très longtemps. Aujourd'hui, il est toujours détenu en Russie et son cas n'avance pas politiquement. Les ONG continuent à suivre cette affaire, mais on ne peut pas savoir ce qu'il va devenir. Peut-être qu'il sera libéré, qu'il fera l'objet d'un échange ? Peut-être qu'il aura des prolongations de peine ? C'est difficile de se prononcer. Sur le cas Sentsov, je pense que la communauté internationale s'est beaucoup mobilisée au moment de sa grève de la faim, mais maintenant je pense qu'il est un peu l'oublié de cette histoire.

Il y a aussi des dizaines de Tatars qui ont été emprisonnés, accusés de terrorisme. Le système répressif russe est tel qu'il va procéder par ponction dans différents groupes de la population. Il ne va pas y avoir d'arrestations massives, mais des gens qui vont être détenus ou intimidés pour des motifs divers, pas seulement pour terrorisme mais pour pédophilie, crime économique, crime de droit commun.