Poussé par la Commission européenne, le projet d'Union des marchés de capitaux propose de relancer les produits financiers à risques. La crainte d'un "Brexit" pousse-t-elle l'Union à toutes les concessions, au point de créer un nouveau modèle de prêts financiers à l'anglo-saxonne ?
L'Union des marchés de capitaux est un projet dont le plan d'action a été adopté en septembre 2015. Il devrait se mettre en place progressivement jusqu'en 2019, à la faveur d'une règle commune sur les prêts par titrisations, qui serait mise en place sur 5 ans.
Son objectif, selon la Commission européenne, est le suivant :
L'Union des marchés des capitaux (UMC) est un projet de la Commission européenne pour mobiliser le capital en Europe. Il vise à l'orienter vers toutes les entreprises, y compris les PME, et vers les projets d'infrastructures qui en ont besoin pour se développer et créer des emplois. En associant épargne avec croissance, il offrira de nouvelles opportunités pour les épargnants et les investisseurs.
Des marchés des capitaux renforcés et plus intégrés feront baisser le coût du financement et rendront le système financier plus efficace. Tous les 28 États membres de l'UE bénéficieront de la construction d'un véritable marché unique pour le capital.
Un système plus efficace ?
La Commission européenne estime que le manque de croissance économique en Europe est avant tout dû au manque d'investissements financés par les prêts bancaires. La solution, toujours selon la Commission, serait donc de permettre aux banques, ainsi qu'à d'autres acteurs financiers, de prêter encore plus facilement aux entreprises ou aux particuliers, grâce à des rachats de prêts, de dettes, transformés en obligations. Ce système de
titrisation bancaire, fort complexe et souvent obscur — à l'origine de la contamination
de la crise des subprimes qui a engendré la crise financière de 2008, et dont les effets se font toujours ressentir — deviendrait, grâce à l'UMC, et selon la Commission, le principal levier d'investissement européen.
De nombreux spécialistes du monde bancaire et de la finances s'étranglent, qui ont alerté avant 2008 des risques que faisaient peser les titrisations sur le monde économique.
Les titrisations : des produits "stigmatisés" ?
La Commission européenne se plaint de la "perte de réputation" du marché de la titrisation depuis la crise de 2008, amorcée en 2007 aux Etats-Unis avec… le marché des titrisations (particulièrement les produits titrisés issus des "subprimes").
Selon la Commission,
sur le site dédié à l'UMC, le marché des titrisations européennes "
a réalisé de bonnes performances pendant la crise et n'a enregistré que des pertes négligeables". Les règles de prudence adoptées en Europe avant et après 2008, au vu des dégâts causés par les titrisations d'Outre-Atlantique, auraient donc handicapé ce marché, ce qui serait fort dommageable pour la finance européenne, toujours selon la Commission : "
(…) sa réputation (à la titrisation, ndlr)
après la crise a été sérieusement ternie par des pratiques et des événements qui ont eu lieu ailleurs, principalement aux États-Unis. Cette déconsidération se reflète dans la perception qu'ont les investisseurs du caractère risqué de la titrisation dans l’UE, ainsi que dans son traitement réglementaire, qui a été adapté essentiellement en fonction des pertes sur les marchés des États-Unis. Étant donné que ces dernières ont été plus importantes que celles dans l’UE, le traitement réglementaire actuel désavantage l'Europe."
Europe : la titrisation moins risquée ?
Pourquoi donc ne pas relancer ce marché des titrisations, très risqué aux Etats-Unis, mais qui ne le serait pas en Europe ? C'est ce que propose la Commission : "
L’option qui est privilégiée est une action législative visant à établir des critères STS (critères simples, transparents et standardisés pour les titrisations, ndlr) , à mettre en place un cadre réglementaire différencié pour les produits STS et à harmoniser les éléments essentiels de la législation sur la titrisation (à savoir les définitions, les exigences en matière de publication et de diligence). Cette option devrait permettre la mise en place de la différenciation et rendre le traitement réglementaire plus sensible aux risques. En outre, elle devrait harmoniser les dispositions actuelles de la législation européenne, qui sont hétérogènes pour ce qui est de la définition de la titrisation, les exigences en matière de publication et de diligence. Tout cela devrait à son tour favoriser la déstigmatisation et la relance d’un marché de la titrisation sûr et durable."
La Commission vise donc à "déstigmatiser" les produits financiers qui ont bien failli faire s'écrouler l'économie mondiale, afin de les relancer en Europe.
Emmanuel Carré, économiste et professeur à l'université Paris XIII, ne pense pas, quant à lui, que ce soit la "stigmatisation des titrisations" qui pose problème, mais plutôt une volonté de la Commission de s'aligner sur les standards américains de titrisation : "Il n'y a pas de modèle de titrisation en Europe, et par exemple, les banques françaises ne peuvent pas sortir de leur bilan les produits titrisés. En cas de problème avec des titrisations, aujourd'hui, en France, la banque porte le risque. Avec une harmonisation telle que semble le vouloir l'UMC, ce ne serait plus le cas, comme aux Etats-Unis… avec tous les risques que cela comporterait. Les banques spéculent plus qu'elles ne prêtent
Le principe de l'UMC, qui permet à d'autres structures, en plus des banques, d'accorder des prêts financiers via des obligations titrisées, est au cœur de la stratégie promue par Jonathan Hill, le
Commissaire européen à la Stabilité financière, aux Services financiers et à l'Union des marchés de capitaux. Des économistes contestent l'analyse de Hill, le promoteur de l'UMC, pour qui le déficit de croissance en Europe serait causé par un manque de prêts aux entreprises et aux particuliers.
Ces économistes, tel Dominique Plihon, estiment que "ce n'est pas le manque de prêts qui est en cause, mais la faiblesse de la demande des ménages, la rigueur salariale et budgétaire, amplifiés par la montée des inégalités". Emmanuel Carré estime lui que "les problèmes de prêts en Europe ne sont pas liés à une stigmatisation et un manque de tritrisation, mais exactement l'inverse ! Les banques font de moins en moins de prêts bancaires classiques et de plus en plus d'opérations sur les marchés financiers. A la fin des années 1990, le prêt bancaire représentait au moins 80% des opérations des banques, il n'est plus que de 30 % ou 40%. La majorité de l'activité des banques aujourd'hui , ce sont les titres : leur métier n'est plus de faire du crédit !"
Le système de titrisation est intéressant pour les banques comme pour les institutions financières ou "para-financières" : la titrisation reste avant tout une "agglomération" de prêts qui est ensuite transformée en obligations, obligations elles-mêmes vendues à des investisseurs sur les places financières. Ce processus mène à créer des "CDO" (Collateralised debt obligation), ce qui permet à la banque de sortir les prêts d'origine de son bilan, si elle y est autorisée comme aux Etats-Unis — et probablement en Europe, si l'UMC est adoptée — et lui évite ainsi d'immobiliser cette réserve de fonds propres. La banque peut ainsi continuer à placer de nouveaux crédits. Les fonds d'investissements spéculatifs (hedge funds), les assurances, sont friands de ces produits financiers titrisés, très spéculatifs et à fort rendements. Jusqu'à un éclatement de bulle spéculative… et un krach, comme celui de 2008.Promouvoir le "shadow banking" ?
Ce système de prêts et financements hors du système bancaire, basé sur des spéculations, est appelé shadow banking (finance de l'ombre). Bien que très efficace, puisque peu ou pas régulé, le shadow banking reste très risqué. Ces activités de banque sont menées par de nombreuses entités qui ne reçoivent pas de dépôts, ne sont pas régulées en tant que banques, et ne sont donc pas directement soumises à la réglementation bancaire en vigueur. Dans l'absolu, cette finance de l'ombre, même activée par des banques, repose sur des "ventes futures de produits", établies par avance, une fois titrisées, comme effectives, alors qu'elle ne le sont pas..
L'exemple de la Chine, depuis cet été, est caractéristique de la création et de l'éclatement de bulles spéculatives par le shadow banking (lire notre article : "Chine : crise financière majeure ou krach boursier temporaire ?"). La Commission européenne et Jonathan Hill sont-ils conscients des effets indésirables et des risques qu'engendrerait une promotion du shadow banking dans l'Union européenne via l'UMC ? Le Commissaire est un ancien lobbyiste proche de la City de Londres…
Le parcours de Jonathan Hill, le Commissaire chargé par Jean-Claude Junker de faire aboutir l'UMC laisse perplexe. Cet homme politique issu du Parti conservateur britannique est en effet un ancien lobbyiste, réputé proche de la City de Londres, la plus grande place financière du monde.
Le quotidien Le Monde indiquait avec ironie, que la nomination de Hill en 2014 était "
vécue par certains comme une provocation : le représentant d’un pays qui n’est pas membre de la zone euro appelé à piloter l’intégration bancaire de celle-ci ?"
Les discussions actuelles, de plus en plus vives entre le Royaume-Uni et l'Union européenne au sujet du référendum britannique sur le Brexit (sortie de la grande bretagne de l'UE) ne sont peut-être pas sans liens avec la promotion de l'Union des marchés de capitaux.
David Cameron demande des "aménagements" pour son pays au sein de l'Union européenne, ainsi que des "nouvelles garanties de souveraineté économique et politique, ou bien encore la libre concurrence sur tous les biens au sein des Etats membres". Ces aménagements et garanties seraient conditionnées à une défense du "Non" au Brexit par Cameron. L'Union des marchés de capitaux vient donc conforter la Grande Bretagne de rester dans l'Union, puisque le pays de David Cameron prospère largement grâce aux produits financiers de la City. Ne pas voir un geste envers les Britanniques de la part de Jean-Claude Junker — aidé d'un Commissaire européen Britannique et pro-dérégulation financière — avec le projet de l'UMC, semble, au final, difficile.
A moins que toute cette promotion de l'UMC ne soit fortuite et que la "déstigmatisation des titrisations" reste le "meilleur moyen de relancer l'économie européenne ?"
Certains en doutent, dont Emmanuel Carré au premier chef, qui conclut ainsi : "
Le meilleur tissu industriel européen est celui de l'Allemagne, des moyennes entreprises, et il est entièrement financé par le prêt bancaire. Alors, nous raconter qu'on va développer l'industrie par l'émission d'obligations, c'est un peu étrange quand même…"