155 des 400 milliards de m³ de gaz naturel consommé par les Européens en 2021 ont été livrés par la Russie. Conséquence de la guerre en Ukraine et des sanctions imposées par les Vingt-Sept, Moscou laisse planer le doute quant à un possible arrêt total des livraisons dès 2022. Si s'affranchir du gaz russe est possible, c'est le délai très court pour composer qui préoccupe l'Europe.
C’est peu dire qu’entre l'Europe et la Russie, il y a de l’eau dans le gaz. À défaut de s’affronter directement sur le plan militaire, les deux pôles s’opposent en revanche frontalement sur les terrains diplomatique, économique et énergétique. Ce dernier thème s’impose d’ailleurs comme l’une des préoccupations majeures des Vingt-Sept, anxieux à l’idée de ne pas pouvoir chauffer les ménages d’ici la fin de l’année.
Avec une baisse voire la perspective d’un arrêt total des livraisons de gaz en provenance de Russie, les dirigeants européens pressentent un hiver possiblement rude. À l’instar du ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, lequel estime qu’une coupure totale d’approvisionnement en gaz russe est « l’option la plus probable. » Le président, Emmanuel Macron, n’a pas dit autre chose à l’occasion du discours du 14 juillet. « Nous devons aujourd’hui nous préparer à un scénario où il nous faut nous passer en totalité du gaz russe. »
Soit 155 milliards de m³, 45 % du gaz naturel importé sur le continent. Est-ce à dire qu’il faut s’inquiéter ? « Oui, répond Francis Perrin, chercheur associé au Policy Center for the New South (Rabat) et directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Mais s’inquiéter ne veut pas dire paniquer. »
La Russie donne déjà un avant-goût de cette éventualité. Depuis le 11 juillet, le gazoduc Nord Stream est à l’arrêt, officiellement en raison de travaux de maintenance.
Plus la coupure est brutale, plus vous êtes en position délicate, même si cela ne veut pas dire que le problème est insoluble.
Francis Perrin, chercheur associé au Policy Center for the New South (Rabat) et directeur de recherche à l’Iris
« Un scénario très sombre »
L’Europe s’attèle dès lors à échafauder une stratégie alternative d’urgence. Les ministres européens de l’Energie doivent en débattre lors d’une réunion extraordinaire le 26 juillet prochain. De son côté, la Commission a mis sur la table
le plan RePowerEU, avec l’ambition de s’émanciper de la dépendance au gaz russe d’ici 2027.
Car, plus qu'une question de faisabilité, c'est l'échéance très courte à laquelle les Européens sont confrontés dans leur quête d'indépendance au gaz russe qui effraie. «
Plus la coupure est brutale, plus vous êtes en position délicate, même si cela ne veut pas dire que le problème est insoluble », commente Francis Perrin.
Pris à la gorge par l’agenda poutinien, l’UE ne peut éluder aucune éventualité, pas même la pire. «
On se trouve dans un scénario très sombre dans lequel la Russie a délibérément stoppé ses exportations vers certains pays (ndlr : Pologne, Bulgarie, Finlande) et fortement réduit ses envois vers d’autres comme l’Allemagne ou l’Italie. La France n’est plus approvisionnée en gaz russe depuis un mois. »
Le délestage en ultime recours
Et le chercheur d’évoquer quatre leviers à activer «
simultanément. » Le premier consiste à varier et élargir la gamme des fournisseurs. Le début d’année 2022 en a été l’illustration. «
Sur les quatre premiers mois de 2022, 74 % du gaz naturel liquéfié américain exporté est allé vers le marché européen. En 2021, ce n’était que 34 % », précise Francis Perrin.
Charge aussi aux partenaires européens de diversifier leurs sources d’énergie. À savoir d’accroître la part de renouvelable pour certains, d’exploiter davantage le nucléaire pour d’autres. L’exploitation plus poussée ou la relance de centrales à charbon font également parties des options à court terme, notamment en Allemagne, en France ou au Pays-Bas.
(Re)voir : Le charbon, une alternative au gaz russe ?
La sobriété ou l’économie énergétique de manière générale constitue un autre volet de mesures à appliquer dès 2022.«
Si nous réduisons le thermostat d’un seul degré, cela représenterait à peu près une économie de dix milliards de m3 par an », illustre le spécialiste.
Et dans le cas d’une détérioration plus forte encore, reste la quatrième et dernière solution, plus radicale, la coupure de gaz. «
C’est ce qu’on appelle le délestage, explique Francis Perrin
. Il ne s’agit pas de le couper aveuglément mais d’identifier les plus gros consommateurs, souvent des industriels, et de cibler les secteurs essentiels ou moins essentiels. Avec l’objectif de protéger les consommateurs au maximum, de continuer à alimenter les hôpitaux évidemment. »
Au mois d’avril, la France a d’ailleurs adopté un décret en ce sens. Le texte autorise les opérateurs gaziers à fermer le robinet si besoin est. Fin juin, l’Allemagne a de son côté activé le niveau deux de son plan d’urgence (sur une échelle de trois) en prévision d’une pénurie de gaz.
(Re)lire : Guerre en Ukraine : le gaz naturel liquéfié peut-il remplacer le gaz russe ?« En Europe, une pénurie d’énergie est inconcevable »
Reste que dans cette quête d’affranchissement, la solidarité de l’Europe est mise à l’épreuve. Car
le degré de dépendance au gaz russe oscille fortement selon les Etats. S’il oscille entre 17 et 20 % en France, la fourchette grimpe, par exemple, de 75 % à 100 % en Slovaquie. «
Il faudra que l’Europe débloque les fonds nécessaires pour aider les pays qui seront plus impactés que les autres », avance Francis Perrin.
Car c’est là aussi tout l’intérêt de Vladimir Poutine : diviser l’Europe par le biais du prisme énergétique et contrecarrer les objectifs affichés par l’UE. «
Plus on sera inquiet, plus nous aurons tendance à atténuer notre soutien à l’Ukraine, développe le chercheur.
Les dirigeants russes se disent que les populations ne vont pas tenir longtemps dans leur assistance aux Ukrainiens si cela se traduit par des pénuries, une nouvelle flambée des prix, ou les deux. »
Si l’Union a accéléré son calendrier concernant ses importations de pétrole russe (réduction de 90 % d’ici la fin de l’année), le chemin pourrait être plus sinueux pour le gaz.«
Il faut se préparer au fait que le calendrier européen ne va pas forcément se dérouler tranquillement. M. Poutine va jouer comme un chien dans un jeu de quille et venir déranger notre agenda. Politiquement, économiquement et socialement, une pénurie d’énergie est inconcevable pour l'UE. »
Inconcevable, mais pas impossible.
(Re)voir : Gaz russe en Europe: va-t-on vers une pénurie ?