Débattue à partir du 22 mai 2013 au parlement, la réforme de l'université française permettra officiellement pour la première fois de son histoire la mise en place de filières totalement anglophones. Destinée en théorie à améliorer l'attractivité de l'enseignement supérieur français, la mesure suscite une mobilisation de nombreux intellectuels qui y voient un abandon et une évolution vers le "tout-anglais".
Ce sont deux lignes d'allure innocente dans un projet lourd de bien d'autres controverses. En débat à l'Assemblée nationale à partir du 22 mai, le texte intitulé "loi d’orientation pour l’enseignement supérieur et la recherche" plus connu sous le nom de loi Fioraso (celui de sa ministre) y organise de multiples réformes de l'institution. Il introduit aussi, en son article deux, un changement d'apparence mineure qui alarme les défenseurs de la francophonie. Alors que la loi française actuelle précise "la langue de l'enseignement, des examens et concours, ainsi que des thèses et mémoires dans les établissements publics et privés d'enseignement est le français, sauf exceptions justifiées par les nécessités de l'enseignement des langues et cultures régionales ou étrangères, ou lorsque les enseignants sont des professeurs associés ou invités étrangers", la réforme de la ministre socialiste ajoute « ou lorsque les enseignements sont dispensés dans le cadre d’un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l’article L. 123-7 ou dans le cadre de programmes bénéficiant d’un financement européen ». Ce n'est pas un détail. Les universités, en d'autres termes, seront autorisées à dispenser des formations - diplômes inclus - intégralement en « langue étrangère » (en pratique en anglais, imagine t-on, plus qu'en bambara ou même en allemand). Officieusement, il s’agit de suivre l'exemple des grandes écoles (de commerce et d’ingénieurs) et mieux se placer dans la compétition universitaire mondiale. « Pour développer la francophonie, il faut être en mesure d’attirer dans nos établissements des talents d’Inde ou de Chine, fait valoir la ministre. Paradoxalement, c’est par les langues étrangères que nous ferons vivre la francophonie ! ». L'oxymore prometteur, pourtant, ne convainc pas tout le monde.
Attractivité et attractivity
Dès la publication du projet de loi au mois de mars, l'Académie française s’inquiète des « dangers d'une mesure qui se présente comme d'application technique, alors qu'en réalité elle favorise une marginalisation de notre langue ». Relayée par des intellectuels comme Claude Hagège ou Michel Serre et des associations de défense du français, l'opposition à la réforme s'étend rapidement. Assez confidentielle et d'inspiration "souverainiste", l' « Union populaire républicaine » recueille 10 000 signatures contre « l’inacceptable marginalisation de la langue française dans l’enseignement supérieur et la recherche ». Pour les pétitionnaires, ce qui pouvait être admis ponctuellement par pragmatisme « deviendra la norme dès lors qu’un partenaire étranger ou qu’un financement européen est associé ». « Croire que l’on va attirer des étudiants et professeurs étrangers parce que les enseignements seraient en anglais est un contre-sens burlesque : ils ne viennent pas en France parce que l’on y parle l’anglais, mais... parce que l’on y parle le français justement ! Et aussi parce que c’est une nation réputée pour l’excellence de son enseignement et de sa recherche ». Secrétaire général de la très sage Organisation internationale de la francophonie, Abdou Diouf s'inquiète à son tour: « les enjeux de l'internationalisation soumettent déjà les universités, leurs responsables, les enseignants et les chercheurs à de très forte pressions en faveur du monolinguisme anglais, écrit-il officiellement le 7 avril au Premier ministre Jean Marc Ayrault. J'encourage votre gouvernement à ne prendre aucune mesure qui puisse affaiblir le français en tant que langue du savoir, de l'expertise et du transfert de connaissance et de technologies ». Au sein même du parti socialiste au pouvoir, la contestation se manifeste sous la plume de … son secrétaire national à la francophonie et député des Français de l'étranger Pouria Amirshahi qui craint de voir la langue française « sacrifiée sur l’autel de "l’attractivité "». « Ne nous leurrons pas », observe t-il : « en proposant des cursus en anglais au détriment du français, nous n’attirerons pas les meilleurs étudiants étrangers anglophones, qui continueront à s’orienter vers les universités américaines, britanniques ou australiennes. Nous courrons par contre le risque de marginaliser les étudiants francophones et ceux souhaitant apprendre notre langue. ». D'autres voix, moins attendues encore, s'élèvent dont celle – peu soupçonnable de protectionnisme - de Jacques Attali, dénonçant sur son blog « un signe de plus donné par la France de l'abandon d'elle-même ». Cette réforme, y écrit-il, « entraînera un recul du nombre d'étrangers apprenant le français ». Le français, parlé par 220 millions de personnes, est la cinquième langue au monde, derrière le chinois, l’anglais, l’espagnol, le hindi. Elle sera dans 40 ans la quatrième, parlée par près d’un milliard de personnes, si nous réussissons à maintenir notre enseignement du français en Afrique et en Asie, ce qui dépend évidemment de la langue de notre propre enseignement supérieur, en France et sur internet. Alors que passer à l’anglais serait renoncer à faire connaître notre culture, notre civilisation, notre art de vivre ».
D'un autre siècle ...
D'abord silencieux, les partisans de la réforme ripostent dans les médias, ironisant sur l'archaïsme prêté aux défenseurs du français, « hérauts du petit village gaulois qui sortent les glaives chaque fois que la France est interpellée par la mondialisation » (Christian Lequesnes, professeur à Science Po dans le quotidien Libération). « Querelle déconcertante » ajoute un collectif de deux Prix Nobel (Françoise-Barré Sinoussi, médecine et Serge Haroche, physique) et un médaillé Fields (Cédric Villani). Soutien explicite et de poids au projet de loi de Geneviève Fioriso, leur texte (publié le 8 mai dans le Monde) ne s'embarrasse pas de nuances. Critiquant implicitement la loi Toubon « qui date du siècle dernier » (instaurée en 1994, elle codifie l'usage du français dans l'espace public) ils relèvent sa non application dans les faits et constatent pour s'en féliciter que « l'anglais s'est déjà de facto introduit dans les salles de cours ». « Les voix qui s'élèvent au nom de la défense de la langue française nous paraissent donc totalement décalées par rapport à la réalité universitaire contemporaine, mais aussi gravement contre-productives ». S'ils reconnaissent l'aura internationale des universités française, ils regrettent que celle-ci soit bridée par « la barrière de la langue dans notre cursus ». Concession un peu surréaliste aux collègues obstinés « il n'est pas question de contraindre les enseignants qui ne le souhaitent pas à enseigner en anglais ». La réforme, concluent-ils, renforcera la France « et avec elle la francophonie ». Sentant un peu le rajout, l'ultime précision masque mal une démarche guidée d'avantage par l'intérêt compréhensible de l'institution (la recherche) que par celui du français présenté comme un boulet. Plus politique, Geneviève Fioraso s'efforce, elle, de minimiser le changement, assurant qu'il n’amènera pas à l'anglais plus de 1% des formations à l'université. « Tout le monde est parti un peu vite », se défend t-elle sur la radio France Info (7 mai). « On a essayé de trouver un équilibre. L'enseignement reste en français mais le champ de dérogation est élargi sous condition de convention ». Professeur d'histoire de la littérature au Collège de France et à l'Université de Columbia - dans les deux langues - et opposant modéré à la réforme, Antoine Compagnon exprime à cet égard son scepticisme dans le Monde: « Je voudrais connaître la teneur des décrets d'application et, comme la loi Toubon aujourd'hui n'est pas respectée, savoir comment la prochaine loi et ses décrets d'application seront, eux, respectés. Dans d'autres pays voisins, les universités ont basculé pratiquement vers le tout-anglais. Ils se posent aujourd'hui la question de la validité de ce choix ».
Le français dans le monde
- la Francophonie revendique 220 millions de locuteurs, dont plus de 96 millions en Afrique. 3% de la population mondiale. - 9e langue parlée dans le monde, 2e langue de l'Union européenne - 60% des francophones ont moins de 30 ans - 13 Etats ont le français comme langue officielle unique et 16 comme langue co-officielle. - les 56 pays membres et les 19 pays observateurs de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) représentent un total de 890 millions d'habitants - quelque 116 millions de personnes apprennent le français dont environ la moitié comme langue étrangère - selon les projections de l'OIF, en 2050, près de 85% des 715 millions de francophones vivront en Afrique. L’Europe ne comptera alors plus que 12% des francophones du monde.
La loi Toubon
Votée en 1994 (François Mitterrand étant président de la République et Jacques Chirac Premier ministre),
la loi Toubon protège l'emploi du français.