Universités en anglais : les déboires européens

En décidant, au nom de l'"attractivité", de déroger du principe qui fait du français la langue de l'enseignement supérieur, le projet de loi du gouvernement de François Hollande présenté le 22 mai au parlement ignore les leçons d'autres pays européens. En Europe du Nord, des mesures similaires ont abouti à la quasi-disparition des langues nationales de l'enseignement de haut niveau sans améliorer leur ouverture internationale. En Allemagne, les autorités universitaires préconisent un retour à l'allemand, enrichi d'un plurilinguisme authentique.

Angliciste et socio-linguiste, Claude Truchot développe ici son point de vue, craignant que l'"on s’apprête à faire en France ce qui a été fait en Allemagne il y a dix ans et ce à quoi les responsables universitaires allemands tournent résolument le dos actuellement".

 
Image
Universités en anglais : les déboires européens
Partager8 minutes de lecture

Leçons


Le projet de loi d’orientation de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [débattu au parlement à partir du 22 mai, NDLR] propose, comme la proposition de loi relative à l’attractivité universitaire de la France, de rompre avec le principe qui fait du français la langue de l’enseignement, des examens, des concours et des thèses. Ce principe est inscrit dans la loi de 1994, dite loi Toubon, et découle de l’article 2 de la Constitution selon lequel « La langue de la République est le français ». Une partie des enseignements effectués dans le cadre d’accords avec des universités étrangères ou de programmes financés par l’Union européenne pourrait ainsi être dispensée en langues étrangères, ce qui veut dire en anglais. Dans la mesure où tous les cursus et diplômes à caractère international incluent nécessairement ces partenariats, et où toutes les formations universitaires ont vocation à être internationales, le champ ainsi ouvert à l’enseignement en anglais est donc vaste.

On aurait pu s’attendre à ce que les effets prévisibles d’un tel projet aient fait l’objet d’études préalables et d’évaluations par les autorités publiques compétentes. Or il n’en est rien. Pourtant on peut se référer à de nombreuses références instructives puisque l’enseignement en anglais s’est très largement répandu en Europe du Nord, et qu’il a été développé en Allemagne depuis une dizaine d’années. Sur l’Europe du Nord on dispose d’études et de témoignages que j’ai présentés dans diverses publications 1. Et sur l’Allemagne une véritable évaluation a été réalisée par la Conférence des chefs d’établissements d’enseignement supérieur, Hochschulrektorenconferenz, c’est-à-dire l’équivalent en France à la fois de la Conférence des présidents d’université et de la Conférence des grandes écoles 2.
 
 

45 masters sur 46 en anglais

Universités en anglais : les déboires européens
Auto-promotion de “Maastricht University“ (Pays Bas)

En Europe du Nord, le recours à l’anglais a été un moyen de compenser la faible diffusion internationale des langues nationales, considérée comme un handicap pour l’attractivité internationale des universités, notamment lors de la mise en place du programme d’échanges universitaires Erasmus qui a vu les étudiants se tourner en masse vers les universités britanniques, françaises et espagnoles. Pour ce faire les universités nordiques et néerlandaises se sont appuyées sur une compétence acquise : la connaissance de l’anglais. Ces universités ont ainsi pu attirer une proportion plus importante d’étudiants étrangers. Précisons toutefois que celle-ci reste très largement inférieure à ce qu’elle est en France. Par contre les effets négatifs sont multiples et de plus en plus mis en évidence.
 
- Les langues nationales disparaissent des enseignements de haut niveau. Aux Pays-Bas, les masters tendent à avoir lieu presque exclusivement en anglais. Ainsi en 2008-2009 à l’université de Maastricht sur 46 masters le seul qui n’était pas en anglais était celui de droit néerlandais.
- Calqués sur les enseignements dispensés par les universités américaines, les cursus perdent toute spécificité et ignorent les travaux scientifiques européens.
- Aux Pays-Bas, les universités ont perdu non seulement l’usage du néerlandais, mais aussi l’ouverture internationale qui les caractérisait traditionnellement par la connaissance d’autres langues, surtout  l’allemand et le français, actuellement ignorées des étudiants.
- Si le niveau de connaissance de l’anglais parmi les enseignants est généralement considéré comme correct, l’usage qu’ils peuvent en faire n’est pas celui qu’en ferait un anglophone. Les cours sont récités, les échanges avec les étudiants sont limités et ont lieu souvent dans une langue approximative, la perte d’information dans la transmission des connaissances est considérable.

Le bilan probable, mais les autorités n’ont jamais osé le faire, est que la qualité de l’enseignement supérieur a baissé dans ces pays.
 

Retour à l'allemand

Universités en anglais : les déboires européens
Université en Allemagne

Cette prise de conscience s’est faite en Allemagne à la suite de dix ans d’anglicisation. Le bilan par les chefs d’établissements est sans concession.

- S’ils admettent que l’enseignement en anglais a pu renforcer l’attractivité de certains cursus, ils constatent qu’ils attirent des étudiants étrangers dont le niveau en anglais est insuffisant. De nombreux enseignants allemands n’ont pas « les compétences linguistiques requises pour garantir que l’enseignement dispensé en anglais soit de haut niveau ».
- La polarisation sur l’anglais se fait aux dépens des autres langues et de l’ouverture internationale des universités.
- La mise à l’écart de l’allemand des enseignements internationaux contrecarre les efforts faits pour développer la diffusion et le prestige de cette langue dans le monde.
- Alors que les échanges internationaux devraient permettre aux étudiants, chercheurs et enseignants venant de l’étranger de connaître la culture et apprendre la langue du pays qui les accueille, ici l’allemand, cet aspect est marginalisé.
- Ce mode d’internationalisation crée de multiples problèmes de gestion auxquels les universités ne peuvent faire face.

En lieu et place de l’anglicisation, les chefs d’établissements prennent position en faveur d’une ouverture internationale fondée sur des politiques linguistiques d’universités. La Recommandation qu’ils ont adoptée en novembre 2011 assigne à ces politiques un double objectif, celui de préserver le rôle de l’allemand comme langue d’expression et de transmission des savoirs et celui de garantir une formation linguistique diversifiée et de niveau élevé, incluant la formation à l’allemand des chercheurs et étudiants étrangers, la connaissance de l’anglais mais aussi d’autres langues.
 

Plurilinguisme

Universités en anglais : les déboires européens

En somme on s’apprête à faire en France ce qui a été fait en Allemagne il y a dix ans et ce à quoi les responsables universitaires allemands tournent résolument le dos actuellement, après un constat très négatif de conséquences qu’ils ont pu mesurer.

On pourrait ajouter que si les pays nordiques, les Pays-Bas, l’Allemagne ont estimé pouvoir miser sur anglais, et constatent actuellement ses limites, un constat préalable réaliste est qu’en France on n’est pas en compétence de miser sur cette langue.

Par contre, on a celle de miser sur le français, de recruter dans cette langue en s’appuyant sur des réseaux internationaux bien organisés et constitués à l’échelle planétaire, de garantir aux étudiants et chercheurs étrangers une formation au français grâce à une compétence reconnue dans l’enseignement du français langue étrangère et seconde (FLE/FLS). Ce que les établissements d’enseignement supérieur devraient offrir en plus, qui ferait la différence, et que n’offrent pas les universités anglophones, ni les universités nordiques, c’est une formation approfondie et diversifiée aux langues étrangères. C’est dans le développement cette compétence plurilingue qu’il faudrait investir.

On ne contribuera pas à redresser l’économie française en faisant bafouiller dans l’enseignement supérieur un anglais de composition, mais en valorisant nos ressources linguistiques, en ouvrant nos universités et nos étudiants à des langues qui permettent de nouer des partenariats solides et durables, celles des autres pays, et en premier lieu celles de nos partenaires les plus proches.

Il serait mieux pour une ministre de l‘enseignement supérieur et de la recherche d’attacher son nom à une initiative linguistique novatrice qu’à un projet suiviste et dépassé.



 
 
Notes
 
1/ Europe : l’enjeu linguistique, Paris : La documentation française, Collection Études, 160 pages
« L’enseignement supérieur en anglais véhiculaire, la question de la qualité » revue de géopolitique diploweb.com, http://www.diploweb.com/L-enseignement-superieur-en.html

 
2/ Hochschulrektorenconferenz, Politique linguistique dans les universités allemandes Recommandation de la XIe assemblée plénière du 22 novembre 2011 à Berlin
http://www.hrk.de/positionen/beschluesse-nach-thema/convention/empfehlung-sprachenpolitik-an-deutschen-hochschulen/

Les titres, intertitres, chapeaux et illustrations sont de la rédaction.
 

L'auteur : Claude Truchot

Universités en anglais : les déboires européens

Angliciste et sociolinguiste, Claude Truchot est Professeur émérite à l’université de Strasbourg.

Il a consacré ses travaux à l’observation des phénomènes contemporains de dynamique des langues (effets linguistiques de la mondialisation, traitement des langues dans les entreprises, diffusion internationale de la langue anglaise), à la géopolitique des langues en Europe, à l’approche méthodologique et théorique des politiques linguistiques.

Il a fondé et dirigé à l’université de Strasbourg le Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen.

Il collabore comme expert en politique linguistique auprès de diverses institutions dont le Conseil de l’Europe et siège au comité de rédaction de plusieurs revues de politique linguistique.

Parmi ses publications :

L’anglais dans le monde contemporain (Paris : Editions Le Robert, Collection « L’ordre des mots », 1990), (dir.) Le plurilinguisme européen. Théories et pratiques en politique linguistique (Paris : Éditions Champion-Slatkine, 1994), L’anglais en Europe : repères / Key aspects of the use of English in Europe, Strasbourg : Éditions du Conseil de l’Europe, 2002.
Europe : l’enjeu linguistique (Paris : La documentation française, collection « Les études », 2008), (dir.), Language choices in European companies / / Sprachwahl in europäischen Unternehmen / Choix linguistiques dans les entreprises en Europe, Sociolinguistica, 2009 (Tübingen : De Gruyter).
 
 

Le français dans le monde


- la Francophonie revendique 220 millions de locuteurs, dont plus de 96 millions en Afrique. 3% de la population mondiale.
- 9e langue parlée dans le monde, 2e langue de l'Union européenne
- 60% des francophones ont moins de 30 ans
- 13 Etats ont le français comme langue officielle unique et 16 comme langue co-officielle.
- les 56 pays membres et les 19 pays observateurs de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) représentent un total de 890 millions d'habitants
- quelque 116 millions de personnes apprennent le français dont environ la moitié comme langue étrangère
- selon les projections de l'OIF, en 2050, près de 85% des 715 millions de francophones vivront en Afrique. L’Europe ne comptera alors plus que 12% des francophones du monde.
Le français dans le monde
Cliquez sur l'image pour agrandir la carte
 

Constitution française (article 2)

La langue de la République est le français.
L'emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge.
L'hymne national est la Marseillaise.
La devise de la République est Liberté, Égalité, Fraternité.
 
 

La loi Toubon

Votée en 1994 (François Mitterrand étant président de la République et Jacques Chirac Premier ministre), la loi Toubon protège l'emploi du français.
 
Universités en anglais : les déboires européens
réunion de docteurs à la Sorbonne