Vaccinations dans l'UE : "La souveraineté nationale reste la norme, personne n’a envie de se soumettre à l’Europe"

L'Union européenne a menacé de bloquer les exportations du vaccin AstraZeneca si elle ne recevait pas les approvisionnements promis. Cette menace a alimenté la crainte de mesures de rétorsion qui freineraient la production de vaccins. Comment en est-on arrivé là ? Les réponses d'Anne Sénéquier médecin psychiatre, chercheuse indépendante à l’Institut de Relations Internationales et Stratégique (IRIS) et co-directrice de l’Observatoire de la Santé mondiale "Global health".
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Ursula von der Leyen lors d'une conférence de presse à Bruxelles le 17 mars 2021
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen lors d'une conférence de presse à Bruxelles sur la réponse de la Commission à la pandémie de Covid-19 le 17 mars 2021
© John Thys, Pool via AP
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L’Union européenne a exporté quelque 9 millions de doses, tous vaccins confondus, vers le Royaume-Uni entre le 1er février et le 9 mars, soit environ un tiers du total des doses administrées aux Britanniques. A l’inverse, aucune dose produite sur le sol britannique n’a été exportée vers l’Union européenne.

AstraZeneca doit livrer à partir du 2ème trimestre aux 27 pays membres 70 millions de doses de son vaccin, l’objectif prévu au départ était de 180 millions. Mais au 1er trimestre, l’Union européenne n’a reçu que 30 millions de doses sur les 90 prévues.

L'Union européenne a décidé ce 24 mars de placer sous haute surveillance les exportations de vaccins anti-Covid produits sur son sol, afin d'empêcher la fuite vers d'autres pays des doses nécessaires aux Européens, un durcissement observé avec réserve par certains Etats membres.

TV5MONDE : Comment expliquer cette volonté de bloquer les exportations de vaccins ?

Dr. Anne Sénéquier, chercheuse à l’IRIS et Co-directrice de l’Observatoire de la Santé mondiale "Global health" : L'Europe aurait  pu changer la donne. L’Europe, qui était à l’origine du concept de "bien commun de l’humanité", a perdu du terrain. En France, nous nous sommes rendu compte - avec Sanofi et Pasteur - que nous n’aurions pas de vaccin dit "national" au début de l’année 2021 comme les autres puissances occidentales, mais il aurait été possible de maintenir ce concept de bien commun de l’humanité et de prendre le lead en lien avec l'OMS sur une véritable coopération internationale. Les Etats-Unis de Donald Trump, en se retirant du multilatéralisme en général et de l'OMS en particulier, ont laissé une place très importante dont la Chine s'est saisié. A travers la Route de la Soie et des accords avec des pays qui n’ont pas eu l’occasion de faire des contrats bilatéraux avec les grandes sociétés pharmaceutiques, et qui ne sont pas prioritaires dans le Covax, les Chinois sont en train de dessiner la diplomatie au moins de la prochaine décennie.

Mais y-a-t-il une diplomatie européenne sur la pandémie ?

La thématique santé n’a jamais été vraiment de la compétence de l’Europe. Quand la pandémie est arrivée, nous avons pu constater que chacun mettait en place sa politique de prévention de son côté. Et c'est une fois qu'elle s'est aperçue que ce n’était pas très pertinent, que l’Union européenne a commencé à mettre en place quelque chose. La souveraineté nationale reste la norme aujourd’hui et il semblerait que personne n’ait envie de se soumettre à l’Europe. Le concept de "bien commun de l’humanité" a une pertinence, sanitaire, économique et internationale, mais il ne serait difficilement compris par la population qui l’interprèterait comme si on "les laisser tomber pour aider les autres."
 

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Pourquoi l'UE a changé de position sur le concept de "bien commun de l'humanité" ?

Les Etats-Unis ont coopté le premier vaccin parce qu’ils l’ont financé en disant : ce sera America first et rien d’autre. A ce moment-là, les autres nations ont commencé à prendre peur. Le Royaume-Uni a été le premier à mettre en place des accords bilatéraux avec des laboratoires. Et l’Europe, après avoir dit qu’il fallait respecter le concept du bien commun de l’humanité, s’est dit qu’il fallait y aller aussi, au risque d'être les derniers servis. C’est par effet domino et par crainte de manquer de doses que l’Union européenne se retrouve dans cette situation aujourd’hui. Une situation qui n’était pas voulue à l’origine, mais l’évolution de la situation et des accords multiples ont fait que nous en sommes à ce point.

Pour assurer son propre approvisionnement, l'Union européenne a d’un côté la volonté de faire lever les obstacles de la propriété intellectuelle, les restrictions à l’export et de réquisitionner les moyens pour la production des vaccins, et cette même Union européenne dit non à l’OMC pour la levée des brevets demandés par l’Inde, l’Afrique du Sud et une centaine d’autres pays sur tous les produits qui concernent le Covid-19.

Comment concilier cette attitude avec la position soutenue en février dernier dans une tribune signée par la chancelière allemande, les présidents français et sénégalais, les dirigeants de l’Union européenne et des Nations Unies appelant à un renforcement de la coopération internationale pour lutter contre la pandémie ?

Le message qui est envoyé à la communauté internationale est désastreux : c'est leur dire : nous valons mieux que vous, c’est nous d’abord ! D'autant plus que nous sommes loin d'être autonomes, nous le savions déjà mais 2020 a fini de nous montrer que l'europe ne peut fonctionner toute seule. Nous avons bien vu que la majorité de nos équipements médicaux et de nos médicaments étaient fabriqués en Asie. C’est désastreux d’un point de vue économique mais aussi sanitaire. Car en privilégiant certains pays, plutôt qu’une équité vaccinale mondiale on augmente le nombre de décès au niveau global.
 

Ne pas comprendre la nécessité de l’équité vaccinale aujourd’hui, c’est ne pas
comprendre le prix à payer demain

Dr. Anne Sénéquier, chercheuse à l'IRIS

Une étude du Goalkeepers, de la fondation Bill & Melinda Gates, montre que si on avait déroulé une vaccination sur toutes les personnes vulnérables à travers le monde on aurait pu avoir une diminution des décès liés à la Covid de 61%. Le fait de privilégier la vaccination dans les pays à revenu élevé ne fait éviter que 33% de décès. Cela a un effet domino d’une façon générale sur d’autres facteurs comme la malnutrition, le VIH, le paludisme, les vaccinations d’autres pathologies, sur les quelles on a pris un retard énorme évalué de 20 à 25 ans. Or l’aide au développement est majoritairement financée par les pays occidentaux. C'est un manque de cohérence car ne pas comprendre la nécessité de l’équité vaccinale aujourd’hui c’est ne pas comprendre le prix à payer demain.

Pourquoi cette équité vaccinale n’est-elle pas mise en place ?

C’est un problème de cohérence temporelle. Tout le monde est d’accord sur ce qu’il faudrait faire. On est d’accord pour le faire demain, après-demain, voire la semaine prochaine (comprendre : "quand j'aurai fini de vacciner ma population"). Mais de là à le faire ici et maintenant, c'est une autre histoire. Or l’effort est à faire maintenant.
Car les conséquences se feront sentir également sur d’autres terrains que celui sanitaire. Ce que nous sommes en train de vivre avec la diplomatie du vaccin, c’est le meilleur moyen pour faire imploser en vol les accords de Paris sur le climat et compliquer les négociations pour la COP 26 (la prochaine conférence sur le climat qui devrait se dérouler en novembre 2021, à Glasgow n.d.l.r). Les pays à revenu faible et intermédiaire demandent depuis plus d’une dizaine d’année une souplesse sur la propriété intellectuelle entourant les technologies énergétiques bas carbone. Sans ces technologies, ils privilégieront les énergies fossiles… car plus accessibles financièrement. Il y a bien sûr la nécessité de protéger la recherche et le développement, mais il faut également accompagner la transition écologique dans ces pays, sans quoi nous ne pourrons pas tenir l’objectif de limiter le réchauffement global à 2°c. Ce qui sera dommageable pour tout le monde.
C’est exactement la même problématique pour les brevets liés aux vaccins.  Devant ce double refus ? Comment vont réagir ces pays quand on leur demandera de faire un effort en terme d’émission de gaz à effet de serre pour "le bien de l’humanité"?

Le nationalisme vaccinal ne permet pas de mettre fin à une pandémie.Dr. Anne Sénéquier

A l’échelle mondiale, l’inégalité d’accès aux vaccins anti-Covid entre pays riches et pays pauvres "se creuse" et devient "grotesque" accusait le 22 mars le chef de l’OMS Tedros Ghebreyesus. "En janvier, j’ai déclaré que le monde était au bord d’un échec moral catastrophique […]. Nous avons les moyens d’éviter cet échec, mais il est choquant de constater à quel point peu de choses ont été faites pour l’éviter."

C'est tout le contraire qui se produit. Or le nationalisme vaccinal ne permet pas de mettre fin à une pandémie. Tant que la fabrication et la distribution des vaccins seront assujetties à des priorités basées sur le paiement, nous ne ferons que courir après la pandémie. D’autant plus que laisser les personnes vulnérables du monde entier se faire contaminer par le Covid-19 est le meilleur moyen de voir émerger de nouveaux variants potentiellement résistants aux vaccins actuels et qui ne manqueront pas de revenir ranimer l’épidémie dans les pays déjà vaccinés.
 

Anne Sénéquier est l'auteure d'un rapport "Stratégie vaccinale mondiale, choix nationaux pour un impact global".
Elle vient également de publier, en collaboration avec Florence Bonnet, un livre destiné à expliquer les virus aux enfants : "Luce et l'invasion des virus" aux editions Kiwi

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