Vallotton : un peintre de l'ambiguïté

Puissant, complexe. Et méconnu. Vallotton ne devrait plus le rester très longtemps après la grande rétrospective que lui consacre le Grand Palais à Paris. 170 peintures et gravures sont présentées au public. Certaines parmi les plus connues mais aussi de nombreux tableaux rarement ou même jamais exposés auparavant. Ces toiles dessinent le portrait en creux d’un artiste ambigu, à cheval entre deux siècles, entre deux pays puisque Félix Vallotton né helvétique à Lausanne en 1865 avait choisi la nationalité française en 1900.
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Vallotton : un peintre de l'ambiguïté
Entrée de l'exposition Félix Valloton / Photo I.Soler/TV5MONDE
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La dualité de Félix Vallotton, c’est l’angle qu’ont choisi d’explorer les commissaires de l’exposition très justement nommée « Le feu sous la glace ». Isabelle Kahn, conservatrice en chef au musée d'Orsay détaille : « Nous avons choisi de mettre en avant dix thèmes, dont ceux clés, du Refoulement et des Mensonges. Comme nombre d’artistes, Vallotton a creusé les mêmes sujets, et ce thème de la représentation de la psyché humaine, notamment des rapports amoureux, est central dans son œuvre. »

C’est de fait, à l’étage, une des parties les plus intéressantes de l’accrochage. Là, les femmes sont en majesté. Mais à la manière de Vallotton, dans une explosion de couleurs qui parvient à être glaçante. Plusieurs tableaux illustrent l’incommunicabilité de ses personnages : regards, postures, rôles et rapports des protagonistes... Rien n’est totalement dit.  Au visiteur de se faire son idée sur ce qui se joue au centre de la toile.

Vallotton : un peintre de l'ambiguïté
La Blanche et la Noire, Félix Vallotton, 1913
Choquant ?

Troublante illustration de cette ambiguïté, le tableau La Blanche et la noire. On y voit, clope au bec, dans une "mâle attitude" une femme noire drapée de bleu contemplant sur un lit défait une dormeuse rousse à la nudité relâchée. Qui sont-elles ? Servante et maîtresse, amantes ? Le regard de la noire est fixe, insistant. La blanche, yeux clos, a la tête détournée. Abandon d’après l’amour, rejet de l’autre ? Le trait est quasi photographique, le huit-clos total. Le spectateur est voyeur de ce que les commissaires appellent l’ « érotisme glacé de Vallotton ».

Katia Poletti, conservatrice à la Fondation Vallotton de Lausanne qui a permis d'apporter des tableaux de collections privées, souligne : « Aujourd’hui, le public est prêt, tandis que l’exposition au Petit Palais en 1979 avait fait un bide : trop choquante pour l’époque ». Difficile à croire. Le « Nabi étranger » (comme le surnommaient ses amis de ce courant artistique né à la fin du XIXe en rejet à l’académisme), ce Nabi étrange et profondément suisse malgré son amour pour Paris restait donc capable, un demi-siècle encore après sa mort, de choquer le bourgeois ?

Ce rejet en dit long sur la puissance évocatrice de Vallotton. L’écrivaine Maryline Desbiolles ne dit pas autre chose dans son essai Vallotton est inadmissible : « J’ai été frappée par la peinture de Vallotton au sortir de l’adolescence. Une peinture bien plus violente que froide, parfois même cruelle. Elle m’accompagne depuis. La peinture de Vallotton ne me raconte pas d’histoires, ne me berce pas d’illusions, ne me jette pas des paillettes aux yeux. Vallotton me cloue le bec ».

Vallotton : un peintre de l'ambiguïté
Clos par nécessité : l’enfermement bourgeois.

Oui, Vallotton est bluffant. Pour sa prolixité (quelques 1700 tableaux), pour sa diversité artistique (auteur d’un polar, illustrateur-graveur-xylographe, critique d’art) mais surtout pour sa psychologie complexe. Sympathisant anar, il n’en épouse pas moins en 1899 Gabrielle Rodrigues-Henriques, fille d'Alexandre Bernheim, le célèbre galeriste. L’avenir du peintre Vallotton est assuré, publiez les bans ! « Une grosse nouvelle et qui va bien vous surprendre, écrit –il à ses amis. Je vais me marier ; j'épouse une dame que je connais et apprécie depuis longtemps, une amie, veuve avec trois enfants. Elle possède une fortune suffisante à assurer son existence et celle des enfants ; joint à ce que je pourrais gagner, nous tournerons facilement. En plus la famille s'occupera des enfants et me sera, j'y compte, d'un puissant secours dans ma carrière ; ce sont de gros marchands de tableaux ».
Et ça marche : Vallotton trouve rapidement sa place sur les cimaises des galeries Bernheim, tenues par ses beaux-frères, Josse et Gaston. Mais la satisfaction est de courte durée, comme l’illustre cet étrange tableau décrypté par John Klein, professeur d’histoire de l’art à l’université du Missouri, Columbia. « Ces formulations naïves de son malaise se cristallisaient dans la distorsion de l'espace et dans l'extraordinaire attention qu'il portait aux meubles et aux décors » (Félix Vallotton, une rétrospective, 1992).

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Félix Vallotton
Esprit frondeur

A écouter Katia Poletti, immergée dans l’oeuvre du peintre depuis 15 ans, « Vallotton a toujours cherché à se renouveler. Il retourne à la peinture quand ses gravures et ses dessins de presse commencent à avoir du succès, puis se tourne vers le nu à partir de 1905, après avoir subi le choc esthétique du Bain turc d’Ingres… ». Ce tableau érotique était signé par un Ingres octogénaire qui indiquait avec malice ressentir encore la fougue d’un homme de 30 ans...
Rien d’étonnant à ce que ce Bain ait à ce point troublé Vallotton, déchiré entre sa bienséance bourgeoise et son esprit frondeur. Il ne faut pas oublier la concomitance de la naissance de la psychanalyse et de l’élaboration de l’oeuvre de Vallotton. Ses nus chantournés, la provocation lascive et les regards par en-dessous de ses modèles révèlent son ambivalence entre raison et désir. Une ambivalence renforcée par l’aspect si lisse de sa peinture : dessinateur avant tout, Vallotton s’attache au trait et gomme la touche, la trace du pinceau jusqu’à ce rendu quasi photographique.

Vallotton : un peintre de l'ambiguïté
Dedans, dehors : la guerre est déclarée

La psychanalyse, le féminisme, la Première Guerre mondiale, Vallotton aura vécu tous les chambardements du XXème balbutiant. Jugé trop vieux en 1914 pour s’engager dans les combats comme il l’aurait souhaité, Vallotton a mis la guerre sur la toile : celle des tranchées dans de nombreuses gravures ; celles des sexes, un peu partout : eaux-fortes, tableaux d’intérieurs bourgeois ou de couples regardant dans des directions différentes...

« Qu’est-ce que l’homme a donc fait de si grave qu’il lui faille subir cette terrifiante "associée" qu’est la femme? », écrit Félix Vallotton dans son journal en 1918.  Il ira même jusqu’à la rendre responsable (on espère, avec la conscience d’un excès assez ridicule) de l’éclatement de la première guerre mondiale. Le féminisme et sa promesse d’indépendance l’effraient ? Vallotton se venge avec des études impitoyables, à l’image de ce fessier dont il ne nous épargne rien. N’oublions pas que Vallotton n’est pas un peintre « gentil » : féroce caricaturiste, il importe dans sa peinture sa dénonciation de l’esthétique et des moeurs bourgeoises.  Il y a 35 ans, le public du Petit Palais ne s’y était pas trompé.  Aujourd’hui comme hier, prenez garde ! Près de 80 ans après sa mort, Vallotton bouge encore !

Diaporama d'euvres de Félix Vallotton



Vallotton : un peintre de l'ambiguïté
Exposition "Le Feu sous la glace " de Félix Vallotton jusqu'à la mi-janvier au Grand Palais à Paris.