Fil d'Ariane
Comme c’était prévisible, Nicolás Maduro a donc ignoré l’injonction européenne de s’engager « d’ici ce soir » (le 3 février 2019) à l’organisation immédiate d’une nouvelle élection présidentielle. Et comme attendu, près de vingt pays de l’Union européenne, dix jours après les États-Unis de Donald Trump et une partie de l’Amérique latine, annonçaient ce lundi 4 février 2019 reconnaître désormais comme « président » du Venezuela son adversaire historique Juan Guaido, président jusqu’ici de l’Assemblée nationale, autoproclamé chef de l’État « par intérim ».
À la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suède, l’Espagne et le Portugal se sont joints lundi le Danemark, la Finlande, le Luxembourg, la République tchèque, la Pologne, les Pays baltes ... Washington, une fois n’est pas coutume, félicite l’Europe.
Pressions additionnées encore incertaines, sans doute, mais sans précédent, sur un objectif civil que rien ne prédisposait à première vue à devenir le centre du monde.
Économique et politique, la crise vénézuélienne ne date pas d’aujourd’hui. Venu au pouvoir à la fin du siècle dernier (1998), socialiste et autoritaire mais démocratiquement élu, le prédécesseur de Maduro, Hugo Chavez, a constamment vu sa légitimité déniée par ses adversaires de la droite libérale.
En 2002, il déjoue de justesse un coup d’État dirigé par un certain Pedro Carmona déjà auto-proclamé président par intérim, soutenu – manifestations à l’appui - par les milieux d’affaires, les grands médias et une fraction de l’armée. L’aventure dure cette fois quarante-huit heures.
Jusqu’à son décès – il est emporté par le cancer en 2013 – Chavez est trois fois réélu malgré, en 2007, son échec à un référendum constitutionnel visant à renforcer ses pouvoirs. Vice-président, l’ancien syndicaliste Nicolás Maduro le remplace à sa mort. Il n’en a pas le charisme et remporte de justesse l’élection présidentielle anticipée en avril 2013.
Le Venezuela plonge au même moment dans une profonde crise économique liée, en grande partie, à la chute des cours du pétrole : 90 % de ses revenus. Maduro, dans ce contexte, est d’autant plus vivement contesté que, malgré les tentatives de défendre la politique sociale (des logements et salaires, en particulier) engagée dans des années plus fastes – alors facilitée par l’ascension des revenus pétroliers et des prêts internationaux généreux -, la population se débat dans des difficultés croissantes.
La monnaie nationale, le bolivar, s’effondre. L’hyper-inflation se mesure en milliers pour cent. Le pays dépendant totalement de ses importations, la pénurie gagne tous les secteurs.
Si les classes populaires conservent encore globalement leur fidélité à un régime qui les a sorties de la misère, une grande part des classes moyennes et intellectuelles, initialement rétives au « chavisme », de surcroît paupérisées et soumises à des privations, le prennent en horreur.
De grandes manifestations d’opposition se déroulent en 2014 qui ébranlent le régime sans l’abattre. Gagnante en 2015 des élections législatives, la droite croit pouvoir passer à l’offensive sans attendre l’échéance présidentielle et se lance dans des procédures de destitution que ne prévoit pas la Constitution.
La crise se précipite en 2017. Les manifestations se multiplient, souvent meurtrières. De nombreux ex-chavistes dénoncent ce qu’ils jugent être une dérive du régime. Un Tribunal suprême favorable au pouvoir condamne le parlement et confisque un moment son rôle législatif.
Une Assemblée constituante est élue - avec une faible participation – en théorie pour « sortir de la crise », compliquant encore l’imbroglio légal. Dominée par les « chavistes », elle n’est pas reconnue par les pays voisins. Deux séries d’élections (régionales et municipales), partiellement boycottées par l’opposition, donnent également en fin d’année la victoire aux partisans du régime.
L’élection présidentielle cruciale se tient en mai 2018. Arguant d’un « critère de l’Assemblée constituante », Maduro, qui se présente pour un renouvellement de son mandat déclare écartés de la compétition ceux qui ont appelé au boycott des scrutins précédents. Cela revient à éliminer trois des principaux dirigeants d’une opposition par ailleurs très divisée.
Nicolás Maduro gagne avec 68 % des voix contre 22 % à son principal adversaire, Henri Falcón. Celui-ci rejette le processus électoral et dénonce des irrégularités. Le taux de participation est de 46 % selon les résultats officiels (79 % en 2013). La victoire douteuse des chavistes sonne en réalité le début d’une nouvelle bataille. Maduro échappe le 4 août à un attentat.
Le 4 janvier 2019, le groupe de Lima (une douzaine de pays américains) annonce ne pas reconnaître le nouveau mandat du président, et l'appelle à transférer le pouvoir à l'Assemblée nationale, son adversaire. Celle-ci déclare le lendemain « illégitime » le mandat de Maduro.
Le 23 janvier 2019, le président de cette Assemblée nationale et leader de l’opposition Juan Guaidó s'autoproclame « président en exercice ». Un coup d’État, objectivement, mais il reçoit aussitôt l’appui des États-Unis, du Canada, du Brésil, de la Colombie et du Pérou. Et aujourd’hui d’une quinzaine de pays d’Europe occidentale.
C’est beaucoup, mais la communauté internationale n’est pas unie pour autant. En Amérique du Sud, le Mexique, l’Uruguay, Cuba, la Bolivie refusent de condamner Maduro, au nom de la solidarité ou de la non-ingérence.
Pour ce second motif, plusieurs puissances mondiales ou régionales aussi : Russie, Chine, Iran, Turquie … Des États, pour ces derniers, sans doute peu démocratiques, mais Donald Trump ou Jair Bolsonaro ne sont pas forcément de leur côté des icônes de l’humanisme bienveillant. L’ONU reste en retrait. Une majorité d’États demeure prudemment à l’écart d’une affaire qui prend, en miniature, des couleurs de guerre froide.
Les proportions internationales que prend le conflit et les passions qu’il anime laissent à cet égard perplexe, s’agissant de troubles politiques internes d’un pays d’Amérique du Sud qui n’est ni une puissance de premier plan (sinon par son immense réserve de pétrole), ni une menace pour ses voisins. L’afflux de réfugiés peut légitimement préoccuper ces derniers mais le Venezuela n’est pas en guerre civile.
La détresse réelle des populations – très invoquée par les grands médias français en campagne implicite – n’est pas moindre dans nombre de crises ou conflits actuels où l’Europe est impliquée (Proche-Orient, Afrique, migrants ...).
Si la démocratie est incontestablement malmenée à Caracas, elle l’est davantage encore dans une bonne moitié du monde où la question de sa préservation, faute du minimum, ne se pose même pas.
Des dictatures africaines à celles d’Asie, des monarchies pétrolières sanglantes du Golfe aux régimes militaires ou despotiques d’Afrique du Nord, amis, alliés et éventuellement acheteurs d’avions de chasse, la liste est longue des États pour lesquels les chancelleries occidentales s’inquiètent peu d’évaluer la « légitimité » du gouvernement.
Par la voix de sa Secrétaire d’État aux Affaires européennes Nathalie Loiseau, le gouvernement français qualifiait ce 3 février de « farce tragique » une proposition d’élections législatives anticipées concédée la veille par Nicolás Maduro. Un mois plus tôt, l’inversion du résultat de la présidentielle en RDC, pays majeur du continent africain où la France est très active, avait inspiré une formule plus souple au ministre des Affaires étrangères Yves Le Drian : « il semble bien que les résultats proclamés (...) ne soient pas conformes aux résultats que l'on a pu constater ». Le lendemain, on est passé à autre chose.
Malgré le ralliement de la majorité de ses membres à la prise du pouvoir de Juan Guaido, l’Union européenne se trouve au demeurant un peu plus embarrassée qu’elle ne veut le paraître. Six pays en ont été les initiateurs, parmi lesquels, peu va-t-en-guerre mais liés au Venezuela par la culture et la présence d’une diaspora, l’Espagne et le Portugal. D’autres ont suivi. Plusieurs demeurent réservés, ou en désaccord.
La Grèce d’Alexis Tsipras conserve des liens d’amitié avec le régime chaviste. Le gouvernement italien de droite est divisé mais sa composante 5 étoiles est proche de la position d’Athènes. La Bulgarie et la Slovaquie appellent à la convocation d'une élection présidentielle, sans prendre parti. Un consensus – sans lequel aucune position européenne ne peut être émise en tant que telle - semble difficile à trouver.
Navigant entre les écueils, la chef de la diplomatie européenne Federica Mogherini s’est risquée sur une autre voie, cherchant un compromis entre Nicolás Maduro et Juan Guaido en compagnie de l’Urugay et du Mexique, avec lesquels l’UE formerait un groupe de contact. Objectif : l’« émergence d’un processus politique et pacifique permettant aux Vénézuéliens de déterminer leur propre avenir, par la tenue d’élections libres, transparentes et crédibles ». Délai proposé et non imposé : quatre-vingt-dix jours.
L’option, en somme, de la désescalade. Presque une audace dans le climat de surenchère qui prévaut. Les dirigeants politiques des États, sous la pression d’un Trump prêt pour sa part à l’option militaire, ne paraissent guère enclins à s’inscrire dans cette logique.