Fil d'Ariane
Le Guardian s'est intéressé dans son enquête à plusieurs entreprises très discrètes, spécialisées dans le traitement des big data (mégadonnées) et dans l'influence électorale : AggregateIQ (AIQ), Cambridge Analytica (CA) et Palantir. Ces trois sociétés sont sur le même créneau commercial et technologique : les deux premières ont travaillé pour la campagne du Brexit et celle de Donald Trump, quant à la troisième — financée par la CIA dès sa création en 2004 — son patron actuel est aujourd'hui le conseiller au numérique de Donald Trump.
Permettre à ceux qui le souhaitent, comme Donald Trump, de gagner des élections en analysant des millions de données pour identifier de façon fiable les électeurs et les problèmes qui les concernent. Nous leur envoyons des messages ciblés à des moments clés pour les inciter à se déterminer.
Message promotionnel de Cambridge Analytica sur son site Internet
Le Guardian révèle que l'entreprise CA est détenue à 10% par SCL Elections, une entreprise britannique spécialisée dans les "opérations psychologiques militaires" et "la gestion d’élections". Les opérations militaires psychologiques, aussi nommées "Psyop" sont en réalité des méthodes modernes de propagande, basées sur les technologies de l'information à des fins d'influence de masse. Rachetée par un milliardaire spécialiste de l'intelligence artificielle, Robert Mercer, CA est une entreprise américaine, qui se vante sur son site Internet d'avoir fait gagner l'élection présidentielle à Donald Trump. Le vice-président du comité d'administration de Cambridge Analytica est l'ancien chef de campagne de Donald Trump et ex-conseiller à la présidence, Steve Bannon. Ce dernier a été accusé d'influencer l'élection par le biais du site d'extrême droite qu'il dirigeait, Breitbart News.
L'entreprise AIQ, créée en 2013, est quant à elle canadienne mais a des bureaux à Londres. Elle a été payée en 2016 par le principal groupe pro Brexit, "Vote Leave" la somme de 3,9 millions de livres sterling — plus de la moitié de leur budget de campagne qui était de 7 millions — pour faire gagner le référendum actant la sortie de la Grande Bretagne de l'Union européenne.
Adaptation du programme aux attentes des électeurs - Segmentation des votants et communication ciblée
Extrait du site de l'entreprise française Spalian, spécialisée dans la "smart gouvernance"
AIQ partage ses informations avec CA, puisque les droits de propriété intellectuelle d'IAQ ont été achetés par... Robert Mercer, le pdg de CA : le Guardian démontre, qu'en réalité, ces trois entreprises (CA, AIQ et Palantir) se connaissent et collaborent. Les méthodes employées par ce type d'entreprises, pour parvenir à faire gagner une élection ou un référendum, sont de plusieurs ordres. Le premier est technologique, le deuxième est communicationnel.
Techniquement, ces entreprises utilisent des logiciels de "stratégie décisionnelle" qui opèrent des traitements statistiques à partir de mégadonnées, achetées ou récupérées par divers biais. Pour le client final, une équipe de campagne électorale par exemple, l'objectif de ces outils est de fournir les éléments les plus précis et les plus simples possibles sur des "cibles" - les électeurs - à des fins communicationnelles. Quand le maximum d'éléments est réuni sur les "cibles humaines" par les machines, des messages personnalisés ou ciblés - électroniques ou non - des appels téléphoniques ou du porte-à-porte sont effectués.
Les villes fournissent des données grâce, entre autres, aux travailleurs sociaux, aux gardiens d'immeuble...
Antoine Champagne, journaliste d'investigation du site Reflets.info
La connaissance ainsi procurée aux équipes de campagne permet d'adapter au plus près le discours électoral aux besoins, aux convictions, à l'âge, à la condition sociale des cibles qu'elles veulent toucher. Antoine Champagne, journaliste d'investigation et rédacteur en chef du site d'information Reflets.info, enquête sur ces technologies d'influence numérique depuis la fin des années 90 et a observé en particulier une entreprise française du secteur, Spalian :
Entreprise leader dans le domaine du data analytics, Spalian accompagne depuis plus de 18 ans, ses clients dans la collecte, le traitement et l’analyse de l’information stratégique. Elle propose une gamme de solutions innovantes, performantes et sécurisées qui permettent d’explorer le Big Data pour n’en retenir que l’information immédiatement utile à la prise de décision. (extrait du site de Spalian)
Spalian propose des solutions logicielles dans des gammes de service différentes dont la "smart gouvernance" :
Analyse approfondie de la carte électorale
Mise en lumière des principales dynamiques politiques
Évaluation du poids respectif des forces politiques en présence
Adaptation du programme aux attentes des électeurs
Segmentation des votants et communication ciblée
Valorisation des éléments de bilan
Antoine Champagne explique que "Spalian est au départ positionnée sur le marché des outils d'aide à la décision, le plus souvent pour les grandes entreprises. Lors d'une conférence à laquelle j'ai assisté, le pdg donnait l'exemple d'une chaîne d'hypermarchés qui voulait s'implanter en Asie. Avec toutes les données qui ont été entrées dans leurs logiciels, ils peuvent indiquer les risques terroristes, de catastrophe naturelle, et en réalité c'est de la cartographie, avec des zones en couleur qui indiquent les endroits les plus touchés par tel ou tel risque".
Il est tout à fait possible de dé-anonymiser des données anonymisées
Antoine Champagne, journaliste d'investigation
Mais l'entreprise ne fait pas uniquement ce type de services "d'aide à la décision stratégique" aux entreprises, comme l'explique le journaliste : "Lors de cette démonstration, il a été ensuite expliqué qu'il était possible de faire des topologies sur des villes, pour dire par exemple qu'il y a tel ou tel type de population à certains endroits. Et là, on nous a montré une population d'un pays du Maghreb, installée à un endroit précis dans une ville française. En réalité, Spalian s'est alliée à des municipalités, pas seulement pour leur vendre des solutions, mais aussi pour que celles-ci fournissent des données, grâce entre autres aux travailleurs sociaux, aux gardiens d'immeuble..."
Les solutions d'influence politique que proposent ces entreprises ne sont pas clairement identifiées dans le champ démocratique et aucune régulation de leur activité n'existe. La qualité des données utilisées n'est pas connue et l'anonymisation de celles-ci est impossible à vérifier, sachant "qu'il est tout à fait possible de dé-anonymiser des données anonymisées au départ", comme le souligne Antoine Champagne. Pour la campagne du Brexit ou l'élection de Donald Trump, les entreprises concernées expliquent avoir achetées les données qu'elles ont utilisées, dont une grande partie serait issue de Facebook (et aussi des données sur les abonnements à des magazines, aux déplacement aériens des populations ciblées). Mais il existe de nombreux procédés techniques pour récupérer des mégadonnées sans les acheter et sans l'accord des internautes ou d'en acquérir de façon illégale : l'affaire de l'archive des 198 millions d'électeur américains vient de le démontrer il y a peu...
Le Guardian estime pour sa part, à la suite de l'enquête qu'il a effectuée sur les entreprises d'influence par les Big data, que "Le sujet n’est pas le vote pour rester ou sortir [de l’UE]. Cela va bien plus loin que les partis politiques. Le sujet est celui du premier pas dans un nouveau « meilleur des mondes », de plus en plus anti-démocratique. Une conclusion très inquiétante qui mériterait que ces pratiques alliant technologie, données personnelles et influence de l'opinion à vocation électorale, soient débattues publiquement pour vérifier la qualité des élections dans les grandes démocraties et les limites à leur imposer ?