Fil d'Ariane
Assis sur un banc, les élèves de CM2 écoutent sagement les adultes de la tribu de Gossanah raconter en pleurant leur souvenir de cette journée fatidique. Dans ce village, au nord de l'île, le temps s'écoule lentement dans un décor aux allures de QG. Gossanah était au plus près du, le 5 mai 1988.
Il y a trente ans, dans la jungle non loin du village, une grotte est le théâtre de l'assaut donné par l'armée française. Depuis 14 jours, un commando d'indépendantistes kanak s'est retranché avec des otages, des gendarmes mobiles de la ville de Fayaoué plus au sud de l'île.
C'est l'entre-deux tours de la présidentielle qui oppose le président de la République, François Mitterrand, à Jacques Chirac son Premier ministre. Sur ordre présidentiel, l'opération « Victor » est lancée depuis un hélicoptère. Elle fait 19 morts parmi les preneurs d'otages, des Kanak qui revendiquaient l'indépendance. Et deux morts parmi les militaires.
Comme chaque année depuis 1989, sur cette petite île de 3000 âmes - sable blanc au lagon turquoise -, le drame se rejoue, dans les mémoires mais pas seulement. Des enfants de CM2, de l'école Saint-Joseph, répètent chaque après-midi une reconstitution théâtrale, de la prise d'otages des gendarmes le 22 avril, à l'assaut de la grotte le 5 mai. « Mon fils fait le gendarme », explique Monique Majele, l'institutrice de la classe. « Nous avons aussi reconstitué un hélicoptère en carton pâte. »
Quand j'ai vu les banderoles sur la route à hauteur de la tribu marquées '' Non à Macron le 5 mai '', j'ai compris que la colère était toujours là.
Monique Majele, institutrice.
Le village de Gossanah est isolé, sur l'île, comme un bastion de la lutte indépendantiste radicale. D'autant que l'un de ses habitants, Djubelly Wéa, est resté dans l'histoire comme l'assassin des deux chef indépendantistes : Jean-Marie Tjibaou et Yeiwené Yeiwené. Trop de concessions avaient été accordées, selon lui, à la signature des Accords de Matignon, dont le texte prévoyait déjà la tenue du prochain référendum. « Quand j'ai vu les banderoles sur la route à hauteur de la tribu marquées '' Non à Macron le 5 mai '', j'ai compris que la colère était toujours là. Moi, au travers des projets que je fais avec les élèves, je leur demande de définir ce qu'est l'Histoire, pour eux. (…) Lorsqu'ils voient les adultes pleurer en racontant cette journée, ils me disent : ''Maîtresse, même trente ans après, les papas et les mamans pleurent''. Ils comprennent comment ça s'est passé, et imitent les tortures [infligées par les militaires aux habitants pendant la prise d'otages, ndlr]. »
Trente ans après, les mémoires de nombreux habitants restent hantées par le souvenir. Sur la place aménagée par le collectif du 5 mai et le collectif « 30 ans déjà », des membres de la génération témoin des événements prennent le micro pour raconter l'assaut comme si cela s'était passé hier. « À 6h20 ce jour-là, il a entendu le premier coup de feu. Il a vu Auguste et le gendarme... », témoigne l'un d'eux.
Dans ce contexte, la venue du président de la République Emmanuel Macron donne lieu à différentes réactions : l'indifférence de ceux qui se concentrent sur la commémoration ; la colère de ceux qui y voient une provocation ; et l'espoir d'une reconnaissance historique de la cause indépendantiste ou de l'identité kanak.
La semaine passée, le programme de la visite officielle d'Emmanuel Macron en Nouvelle-Calédonie a été la cible de critiques. Le Sénat coutumier, représentant institutionnel de l'autorité traditionnelle kanak, dénonçait le non-respect du chemin coutumier : un rituel d'accueil primordial dans la culture mélanésienne, que l'institution s'était pourtant proposée d'organiser « avec les grands chefs détenteurs de la légitimité coutumière autochtone ». Depuis, il est prévu que le chef de l'État français y arrête sa délégation.
Autre geste symbolique annoncé : la restitution de l'acte de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France, signée le 24 septembre 1853. « Pourtant, ce jour du 24 septembre, jour de deuil pour nous les Kanak, nous a été enlevé pour devenir la journée de la citoyenneté ! », s'insurge Macky Wéa, l'une des figures de l'indépendantisme radical à Ouvéa.
À six mois du référendum d'indépendance - prévu le 4 novembre 2018 -, la portée des symboles et des discours de cette visite officielle risque d'être l'objet de toutes les attentions.
> Pour en savoir plus sur ce référendum : Nouvelle-Calédonie : une visite sensible pour Emmanuel Macron