Fil d'Ariane
Une épitaphe, un nom et un numéro de matricule. Ces quelques mots sont gravés en anglais et en chinois sur des stèles blanches érigées par centaines dans différents cimetières britanniques du nord de la France, administrés par la "Commonwealth War Graves Commission". Autant de monuments du souvenir dédiés à ces travailleurs chinois venus travailler en France par milliers pendant Première Guerre mondiale.
« En 1915, les Français envoient le colonel Truptil négocier avec le gouvernement chinois pour recruter des travailleurs parce qu’il n’y a plus d’hommes à l’arrière-front pour travailler dans des mines, des usines d’armement, des exploitations forestières, ou encore réparer les chemins de communication », explique Li Ma, historienne et maître de conférence à l’université Côte d’Opale à Boulogne-sur-mer (Pas-de-Calais). Ils sont aussi sollicités pour creuser des tranchées.
A leur arrivée, un numéro de matricule leur est attribué. Ils sont ensuite dispersés dans toute la France. Les tâches qu’ils accomplissent sont éprouvantes et parfois dangereuses. A l’arrière-front, ils ne sont pas non plus à l’abri de subir les conséquences des combats, notamment des bombardements.
Quand les Anglais disaient "go go go" les Chinois comprenaient "chien" dans leur langue. Ce qui pouvait causer des bagarres.
Li Ma, historienne.
Quand ils ne travaillent pas, ils sont cantonnés dans des camps où leur quotidien est rudimentaire. Certains camps manquent de sanitaires ou de blanchisserie. Il y vivent sous surveillance militaire très stricte, voire brutale du côté britannique. « On a des témoignages d’un médecin britannique qui raconte les sévices corporels, les maltraitances que ces travailleurs subissaient, explique Li Ma. Ces maltraitances sont souvent causées par des incompréhensions. Quand les Anglais disaient "go go go" les Chinois comprenaient "chien" dans leur langue. Ce qui pouvait causer des bagarres. »
Une fois dans ces camps, « ils ont interdiction de sortir ou d’avoir des contacts avec la population française », raconte l’historienne.
Ces travailleurs doivent endurer la méfiance des Français qu’ils côtoient malgré tout dans les usines. « De multiples faits indiquent la méfiance, la réserve, la crainte, voire l’hostilité de la population [française] à l’encontre des Chinois, auxquels elle reproche notamment [des] crimes et [des] méfaits. En outre, l’imposition de cette main-d’œuvre par les Britanniques suscite des oppositions, comme à Dunkerque, où les dockers français, ainsi concurrencés, craignent que le recours à des étrangers ne crée un précédent », explique Xavier Boniface dans l’ouvrage collectif, coordonné par Li Ma, Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale.
« Le mariage entre Chinois et Françaises est très mal vu par les autorités françaises à cause de cette histoire d’incompatibilité culturelle », souligne Li Ma. Ces tensions et cette ségrégation n’ont pas empêché certains de faire leur vie en France après la guerre.
C’est le cas du grand-père de Philippe Su. Recruté à Pékin en 1917, il débarque en France, à Marseille, à seulement 22 ans. « Mon grand-père m’a dit que son père s’était remarié et avait eu d’autres enfants. Comme il ne s’entendait pas avec sa belle-mère, il décide de quitter sa province », raconte son petit-fils aujourd’hui âgé de 64 ans.
Doté d’un matricule, il travaille dans une usine d’armement à Bordeaux. Plus tard, il rencontrera son épouse, une Alsacienne, avec laquelle il aura 5 enfants.
Cette histoire, son histoire, Philippe Su la découvre seulement aujourd’hui. Son grand-père ne lui en a parlé qu’une fois parce que « ce n’était pas un homme à s’épancher sur son passé », nous raconte-t-il avec émotion. Héritier de documents de famille comme le contrat de travail de son grand-père, il tente aujourd’hui de renouer avec ce passé enfoui et tu.
Un silence qui traduit pour ce descendant de travailleur chinois, « une pudeur et la volonté surtout de ne pas être différents des autres. »
Une fois la guerre finie, certains travailleurs restent en France. Quelques uns retournent chez eux. Beaucoup meurent notamment à cause de la grippe espagnole. Enfin, d’autres doivent terminer leur contrat.
Ils participent ainsi à la reconstruction des voies ferrées, des routes. Mais ils doivent aussi nettoyer les champs de bataille, enterrer les corps des soldats ou de leurs compatriotes dans les cimetières militaires britanniques et français.
« Le dernier rapatriement est effectué en février 1922, souligne Li Ma. 2000 travailleurs qui n’ont pas terminé leur contrat vont aussi travailler dans des mines, ou encore à l’usine Renault. Après 1929, il restait à peu près 1000 travailleurs chinois », explique Li Ma.
Avec si peu de témoignages comment perpétuer la mémoire de ces hommes ? Que cela signifie-t-il de la reconnaissance des Etats ? Du côté britannique, des cimetières ont été créés. Côté français, pas grand chose. « Une plaque a été déposée près de la gare de Lyon, à Paris, en 1988. Une reconnaissance tardive », reconnaît Li Ma. « Peu de ressources et peu de chercheurs travaillent sur le sujet. En France, les chercheurs se penchent plutôt sur les travailleurs coloniaux. »
Il faudra peut-être attendre que les arrière-petits enfants réclament quelque chose.
Philippe Su.
Le grand-père de Philippe Su, lui, a reçu un brevet reconnaissant ses compétences. « Cela a été la seule marque de gratitude de l’Etat français, raconte-t-il. Les Chinois ne réclament rien, ils se sont fondus dans le moule, ils n’ont pas demandé de reconnaissance. Ils ont été abusés, exploités, il faudra peut-être attendre que les arrière-petits enfants réclament quelque chose. »
La Chine, de son côté, compte bien raviver cette mémoire. « La Chine aujourd’hui grande puissance internationale veut montrer qu’elle a participé à la Grande guerre, souligne Li Ma, à travers ses travailleurs chinois. Mais ce n’est limité qu’à ces travailleurs. Il y a quelque chose d'assez d'un peu "politique" pour montrer que la Chine a contribué au changement du monde ». Pourtant, ces "oubliés" attendent toujours une reconnaissance.
Sources des documents photographiques :
© Historial de la Grande Guerre - Péronne (Somme)
© IWM, Imperial War Museums
© Jeremy Gordon-Smith
© Collection particulière de Philippe Su.