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©L. Baron, V. Perez, S. Dard / TV5MONDE
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Vidéo - Première Guerre mondiale : l’histoire méconnue des travailleurs chinois

Ils sont 140 000 à avoir quitté la Chine, pour travailler en France pendant la Première Guerre mondiale. Recrutés par les armées françaises et britanniques, ces travailleurs volontaires deviennent ouvriers en usines, creusent des tranchées, enterrent les morts… Certains mourront ici, quelques uns rejoindront leur pays. D’autres feront leur vie en France. 

Une épitaphe, un nom et un numéro de matricule. Ces quelques mots sont gravés en anglais et en chinois sur des stèles blanches érigées par centaines dans différents cimetières britanniques du nord de la France, administrés par la "Commonwealth War Graves Commission". Autant de monuments du souvenir dédiés à ces travailleurs chinois venus travailler en France par milliers pendant Première Guerre mondiale. 

Cimetière militaire britannique travailleurs chinois Saint-Etienne-au-mont.
160 travailleurs chinois sont enterrés dans le cimetière militaire britannique de Saint-Etienne-au-Mont près de Boulogne-sur-Mer. 
©L. Baron / TV5MONDE


« En 1915, les Français envoient le colonel Truptil négocier avec le gouvernement chinois pour recruter des travailleurs parce qu’il n’y a plus d’hommes à l’arrière-front pour travailler dans des mines, des usines d’armement, des exploitations forestières, ou encore réparer les chemins de communication », explique Li Ma, historienne et maître de conférence à l’université Côte d’Opale à Boulogne-sur-mer (Pas-de-Calais). Ils sont aussi sollicités pour creuser des tranchées.  
 

arrivée de travailleurs à Boulogne
Arrivée de travailleurs chinois employés par l'armée britannique à Boulogne-sur-Mer. 
©Historial de la Grande Guerre - Péronne (Somme)

Les femmes et les travailleurs venus des colonies ne suffisent alors plus en main d’œuvre. Les Britanniques suivront rapidement l’exemple français. Afin de compenser les nombreuses pertes humaines de la bataille de la Somme, puis à l’arrière-front, ils partent chercher des Chinois dans leurs concessions.  

En tout, ce sont 140 000 hommes - près de 40 000 recrutés par les Français et près de 100 000 par les Britanniques — qui seront ainsi recrutés sous contrat en Chine, non pas comme combattants, mais bien comme « travailleurs civils volontaires ». La Chine est encore neutre à ce stade du conflit. Elle n’entrera en guerre aux côtés des Alliés qu’en août 1917.  

« Du côté français, souligne Li Ma, les travailleurs chinois ont un contrat de 5 ans. Ils sont payés 5 francs par jour mais s’ils sont nourris, seulement 3,25 francs. Du côté britannique, le contrat dure 3 ans et les payes sont meilleures. » Tout est détaillé dans les contrats - traduits par exemple en français et en anglais — signés d’une empreinte digitale par ces travailleurs majoritairement illettrés. Pauvres, ils sont ouvriers, paysans, vendeurs en Chine avant de partir pour la France. 
 
contrats de travail travailleurs chinois
Extraits du contrat de travail signé par le grand-père de Philippe Su en 1917.
©Collection particulière/ Philippe Su.

Des hommes choisis

Le choix de ces travailleurs qui ont entre 20 et 40 ans, ne se fait pas au hasard. Ils sont clairement choisis suivant des critères physiques : pour leur taille et leur résistance à l’effort. Ils viennent pour la plupart du « Nord-est pour des raisons de climat », raconte l’historienne Li Ma. « Des examens médicaux ont même été pratiqués sur eux. »

Une fois sélectionnés, ils embarquent pour un périple qui peut durer jusqu’à trois mois. Un voyage périlleux à cause des torpillages des sous-marins allemands. Ils traversent l’océan Pacifique, puis le Canada en train, et enfin l’océan Atlantique avant de débarquer en France, à Marseille, Le Havre ou encore Dieppe. Le premier groupe de travailleurs chinois débarque le 24 août 1916. 
 
carte périple travailleurs chinois
Les trajets des travailleurs chinois vont varier en fonction des attaques des sous-marins allemands. 
©TV5MONDE


A leur arrivée, un numéro de matricule leur est attribué. Ils sont ensuite dispersés dans toute la France. Les tâches qu’ils accomplissent sont éprouvantes et parfois dangereuses. A l’arrière-front, ils ne sont pas non plus à l’abri de subir les conséquences des combats, notamment des bombardements. 
 

Quand les Anglais disaient "go go go" les Chinois comprenaient "chien" dans leur langue. Ce qui pouvait causer des bagarres.

 Li Ma, historienne.

Méfiance des Français 

Quand ils ne travaillent pas, ils sont cantonnés dans des camps où leur quotidien est rudimentaire. Certains camps manquent de sanitaires ou de blanchisserie. Il y vivent sous surveillance militaire très stricte, voire brutale du côté britannique. « On a des témoignages d’un médecin britannique qui raconte les sévices corporels, les maltraitances que ces travailleurs subissaient, explique Li Ma. Ces maltraitances sont souvent causées par des incompréhensions. Quand les Anglais disaient "go go go" les Chinois comprenaient "chien" dans leur langue. Ce qui pouvait causer des bagarres. »

Une fois dans ces camps, « ils ont interdiction de sortir ou d’avoir des contacts avec la population française », raconte l’historienne. 

travailleurs chinois camp
Des hommes recrutés au sein du Chinese Labour Corps rapportent du pain dans le camp, ici à Caëstre dans le nord de la France, en 1917.
© IWM (Q 5892)


Ces travailleurs doivent endurer la méfiance des Français qu’ils côtoient malgré tout dans les usines. « De multiples faits indiquent la méfiance, la réserve, la crainte, voire l’hostilité de la population [française] à l’encontre des Chinois, auxquels elle reproche notamment [des] crimes et [des] méfaits. En outre, l’imposition de cette main-d’œuvre par les Britanniques suscite des oppositions, comme à Dunkerque, où les dockers français, ainsi concurrencés, craignent que le recours à des étrangers ne crée un précédent », explique Xavier Boniface dans l’ouvrage collectif, coordonné par Li Ma, Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale

Ceux qui restent, ceux qui partent

« Le mariage entre Chinois et Françaises est très mal vu par les autorités françaises à cause de cette histoire d’incompatibilité culturelle », souligne Li Ma. Ces tensions et cette ségrégation n’ont pas empêché certains de faire leur vie en France après la guerre. 
 

philippe Su
Philippe Su, tente de retracer l'histoire de ses ancêtres chinois à travers des documents retrouvés dans sa famille. 
©TV5MONDE


C’est le cas du grand-père de Philippe Su. Recruté à Pékin en 1917, il débarque en France, à Marseille, à seulement 22 ans. « Mon grand-père m’a dit que son père s’était remarié et avait eu d’autres enfants. Comme il ne s’entendait pas avec sa belle-mère, il décide de quitter sa province », raconte son petit-fils aujourd’hui âgé de 64 ans. 

photo grand-père philippe SU
Le grand-père de Philippe Su a été recruté à Pékin en 1917. 
©TV5MONDE


Doté d’un matricule, il travaille dans une usine d’armement à Bordeaux. Plus tard, il rencontrera son épouse, une Alsacienne, avec laquelle il aura 5 enfants. 

Cette histoire, son histoire, Philippe Su la découvre seulement aujourd’hui. Son grand-père ne lui en a parlé qu’une fois parce que « ce n’était pas un homme à s’épancher sur son passé », nous raconte-t-il avec émotion. Héritier de documents de famille comme le contrat de travail de son grand-père, il tente aujourd’hui de renouer avec ce passé enfoui et tu. 

Un silence qui traduit pour ce descendant de travailleur chinois, « une pudeur et la volonté surtout de ne pas être différents des autres. » 

Reconstruction et cimetières

Une fois la guerre finie, certains travailleurs restent en France. Quelques uns retournent chez eux. Beaucoup meurent notamment à cause de la grippe espagnole. Enfin, d’autres doivent terminer leur contrat. 

Ils participent ainsi à la reconstruction des voies ferrées, des routes. Mais ils doivent aussi nettoyer les champs de bataille, enterrer les corps des soldats ou de leurs compatriotes dans les cimetières militaires britanniques et français.

gravure de stèles cimetières chinois
Des maçons chinois s'occupent de la gravure de stèles destravailleurs du Chinese Labour Corps morts, comme ici à Noyelles-sur-Mer, 1919-1920.
© Jeremy Gordon-Smith / Imperial war museums

« Le dernier rapatriement est effectué en février 1922, souligne Li Ma.  2000 travailleurs qui n’ont pas terminé leur contrat vont aussi travailler dans des mines, ou encore à l’usine Renault. Après 1929, il restait à peu près 1000 travailleurs chinois », explique Li Ma. 

Mémoire et reconnaissance 


Avec si peu de témoignages comment perpétuer la mémoire de ces hommes ? Que cela signifie-t-il de la reconnaissance des Etats ? Du côté britannique, des cimetières ont été créés. Côté français, pas grand chose. « Une plaque a été déposée près de la gare de Lyon, à Paris, en 1988. Une reconnaissance tardive », reconnaît Li Ma.  « Peu de ressources et peu de chercheurs travaillent sur le sujet. En France, les chercheurs se penchent plutôt sur les travailleurs coloniaux. »
 

Il faudra peut-être attendre que les arrière-petits enfants réclament quelque chose. 

Philippe Su.

Le grand-père de Philippe Su, lui, a reçu un brevet reconnaissant ses compétences. « Cela a été la seule marque de gratitude de l’Etat français, raconte-t-il. Les Chinois ne réclament rien, ils se sont fondus dans le moule, ils n’ont pas demandé de reconnaissance. Ils ont été abusés, exploités, il faudra peut-être attendre que les arrière-petits enfants réclament quelque chose. »

Récupération politique par la Chine ? 

La Chine, de son côté, compte bien raviver cette mémoire. « La Chine aujourd’hui grande puissance internationale veut montrer qu’elle a participé à la Grande guerre, souligne Li Ma, à travers ses travailleurs chinois. Mais ce n’est limité qu’à ces travailleurs. Il y a quelque chose d'assez  d'un peu "politique" pour montrer que la Chine a contribué au changement du monde ». Pourtant, ces "oubliés" attendent toujours une reconnaissance. 

Sources des documents photographiques :
© Historial de la Grande Guerre - Péronne (Somme)
© IWM, Imperial War Museums
© Jeremy Gordon-Smith
© Collection particulière de Philippe Su.