Yémen : bilan des deux ans d'intervention militaire étrangère

L’ONU lance un cri d’alarme sur la situation dramatique de la population yéménite, après deux ans de bombardements de la coalition menée par l'Arabie saoudite. Bilan de cette guerre oubliée avec l'anthropologue spécialiste du Yémen, Franck Mermier.
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Yemen 2 ans de guerre
Des hommes fouillent les décombres d'une maison détruite par un bombardement de l'armée de l'air saoudienne, près de Sanaa au Yémen, le 2 février 2017. (AP Photo/Hani Mohammed)
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2,1 milliards de dollars. C’est le montant que l’ONU demande pour aider les deux tiers de la population yéménite (soit 18,8 millions de personnes sur 24,4 millions), dont plus de 10 millions sont considérés comme "sévèrement affectés" et ont besoin d'"assistance humanitaire immédiate" pour vivre.


On a une situation humanitaire extrêmement grave avec le retour de maladies qu’on croyait éradiquées, comme la tuberculose, le choléra (…)Franck Mermier, chercheur au CNRS

Carte Yémen
Carte : Wikipedia

Deux millions d’enfants sont touchés par la malnutrition au Yémen aujourd’hui. L’intervention militaire menée par l’Arabie saoudite et débutée en mars 2015 n’est toujours pas terminée. Malgré des tentatives de négociations, rien ne laisse envisager une issue favorable au conflit dans une période proche. Quel bilan pour la guerre oubliée du Yémen après deux ans d'intervention étrangère ?

Entretien avec Franck Mermier, chercheur au CNRS et anthropologue spécialiste du Yémen

L’ONU demande une aide d’urgence de 2 milliards d’euros, mais comment celle-ci va-t-elle se mettre en place si les bombardements continuent ?

Mermier
Franck Mermier, anthropologue, ancien directeur du Centre Français d’Etudes Yéménites au ministère des Affaires étrangères à Sanaa, Yémen.

Franck Mermier : Aujourd’hui le Yémen est coupé au moins en deux. Il y a les territoires sous contrôle théorique du gouvernement du président Hadi qui est reconnu par la communauté internationale, mais c'est un contrôle assez limité : on voit par exemple dans le Sud un regain d'activité d’Al Qaïda, tout comme avec la région de Ta'izz qui est dans une situation de conflit armé, très vive, avec un siège qui n’a toujours pas été brisé. Ce siège a été monté par les Houthis avec l’aide de l’ex-président Saleh. De l’autre côté, principalement au Nord, nous avons les régions sous contrôle de la rébellion, c’est-à-dire les rebelles houthis, qui contrôlent une grande partie de la région de Sa'dah, ainsi que le Yémen moyen : de Sanaa à pratiquement Ta'izz. Il y aussi le grand port de Hodeida, qui est peut-être la prochaine cible des forces de la coalition. C’est un pays que l’on peut qualifier de morcelé, ce qui signifie que si cette aide de l’ONU parvient au Yémen, elle va arriver par le canal du gouvernement légitime, elle sera donc théoriquement distribuée dans les régions qui sont sous contrôle. Il faudrait que cette aide de l’ONU puisse passer par le canal des deux parties prenantes du conflit, si on veut atteindre l’ensemble de la population yéménite. On a une situation humanitaire extrêmement grave avec le retour de maladies qu’on croyait éradiquées, comme la tuberculose, le choléra. Il y a aussi des situations de famine, particulièrement dans la région côtière de la mer rouge, la Thiama. D’un point de vue sanitaire, une grande partie de la population n’a plus accès aux soins, aux hôpitaux, surtout à cause de l’enclavement causé par le conflit. La population souffre aussi d’un blocus dans les zones contrôlées par les rebelles, un blocus organisé par l’Arabie saoudite qui contrôle l’espace aérien yéménite.

La situation a-t-elle évolué entre les forces gouvernementales soutenues par la coalition arabe et les rebelles houthis ?

F.M : Depuis l’intervention de la coalition menée par l’Arabie saoudite en mars 2015, il y a eu des changements sur le terrain avec un rééquilibrage des rapports de forces militaires au profit du gouvernement du président Hadi. Cette intervention a permis, avec des bombardements aériens assez intensifs, de réduire en partie le potentiel militaire des rebelles houthis ainsi que celui de l’ex président Saleh qui conserve la haute main sur la Garde républicaine. Un grand nombre de dépôts d’armes de camps militaires ont été visés et l’aviation qui était encore sous le contrôle des rebelles, a été détruite. Cela a permis à la coalition et aux forces gouvernementales de reprendre les provinces méridionales à la rébellion. Toutes les provinces du Sud sont aujourd’hui théoriquement sous le contrôle du président Hadi. La ligne de front est Nord-Sud. Mais il existe aussi trois lignes de front au Nord ainsi que des poussées des forces loyalistes à l’Est. On peut dire que la situation évolue favorablement pour les forces militaires gouvernementales.

Quels sont les « ingrédients » qui pourraient faire cesser ce conflit ?

F.M : On peut penser que ce rééquilibrage au niveau militaire pourrait permettre au camp loyaliste de se présenter pour de nouvelles négociations de manière plus favorable qu’en 2016. Depuis l’échec des négociations au Koweït, c’est la carte militaire qui a été jouée pour pousser le camp rebelle à entrer dans des négociations de manière défavorable, en ayant une attitude plus encline au compromis. Mais il faut savoir que la barre a été placée très haute par le camp loyaliste, puisqu’ils se basent sur la résolution 2216 des Nations Unies qui a été adoptée en avril 2015, et qui stipule le retrait des milices des villes et surtout le retour au pouvoir du gouvernement Hadi. Si des négociations ont lieu en 2017, il faudra que le camp loyaliste accepte la participation politique des deux forces qui lui font face et qui sont aujourd’hui alliées, c’est-à-dire l’ex président Saleh et les Houthis, qui représentent une force politique importante.

En conclusion, quel bilan global faites-vous de ces deux ans d’intervention militaire étrangère au Yémen ?

F.M : Pour l’instant, le bilan est assez négatif sur le plan humanitaire et sur le plan politique. La population yéménite souffre de plus en plus, notamment la jeunesse qui, pour une grande part, est obligée de rejoindre les groupes armés ou les milices pour pouvoir survivre. L’autre point négatif est que dans tout le pays ont proliféré des groupes armés de différents obédiences, avec Al Qaïda Péninsule arabique et Daesh, mais aussi des groupes salafistes qui sont très actifs dans les régions de Ta'izz et d’Aden. Une polarisation confessionnelle a vu le jour avec cette intervention, qui n’existait pas auparavant. En fin de compte, les perspectives d’un accord ont été repoussées par la recrudescence de l’activité militaire. On peut dire, que même si le bilan est plus positif pour le camp loyaliste, qui a regagné du terrain, il est de façon globale négatif pour l’ensemble de la population yéménite.